Vendredi 13 août 2020. Impliquée, située et contextualisée. N’en jetez plus ! (Partie 1)

Depuis quelques temps, que je ne date pas avec précision, j’ai pris l’habitude de caractériser mon travail de recherche avec trois épithètes ; je le qualifie d’impliqué, de situé et de contextualisé. La coopération de recherche avec En Rue à Dunkerque est assez exemplaire de cette tentative / tentation épistémopolitique à triple détente. Avec ces trois caractérisations, j’espère donc rendre compte du type de recherche que je défends (et d’un), que je tente de théoriser (et de deux. C’est le moins) et que je pratique (et de trois. Je ne laisse pas la charge de la « preuve terrain » aux étudiant-es et doctorant-es avec qui je travaille).

Impliqué. Cette question de l’implication de la chercheuse fonctionne désormais trop souvent « en facilité ». Il ne suffit pas de constater pour la énième fois ce que tout un chacun observe depuis longtemps, à savoir que l’implication du chercheur affecte significativement la conduite de son travail, ni de livrer quelques informations personnelles, bien souvent les moins troublantes, encore faut-il en « faire » quelque chose. Mettre au travail ces dimensions. « Faire » véritablement recherche avec elles. En quoi cette question vient-elle construire une pratique de recherche en sciences sociales ? Dans quelle mesure une science sociale se développe-t-elle en intégrant substantiellement, organiquement, cet enjeu ? Est-il possible donc de réengager cette question de l’implication de façon un peu plus audacieuse ? En tout cas de façon plus conséquente que ne le font des travaux assez bavards de soi, qui laissent penser que « se raconter » (journal, autobiographie) suffit à épuiser le sujet, et à résoudre la question. Le chercheur nous dit quelque chose de lui. Oui, et alors ? La suite se fait trop souvent attendre.

Situé. Cette orientation épistémopolitique s’inscrit dans les thèses défendues par Donna Haraway à propos des « savoirs situés ». L’auteure écrit : « Je milite pour les politiques et les épistémologies de la localisation, du positionnement et de la situation, où la partialité, et non l’universalité, est la condition pour faire valoir ses prétentions qui partent de la vie des gens : la vue depuis un corps, toujours complexe, contradictoire, structurant et structuré, opposée à la vue d’en haut, depuis nulle part et simple » et, conséquemment : « Aussi, on ne peut déménager vers quelques points d’observation que ce soit sans devenir responsable de ce mouvement. La vision est toujours une question du pouvoir de voir – et peut-être de la violence implicite de nos pratiques de visualisation » [1]. La question, pour moi, en lien avec mes travaux, est plutôt simple à formuler, encore faut-il relever le défi de son énonciation : quand je m’engage dans notre recherche-en-coopération avec le collectif En Rue dans le quartier Jean Bart / Guynemer, qu’est-ce qui me légitime pour le faire, en tant que petit-bourgeois blanc aux nombreux privilèges (en particulier statutaire et ethnoracial) ? En quoi ma condition d’homme blanc de profession intellectuelle affecte mon engagement de recherche ? Mais, surtout, comment cette position / situation (en regard des rapports de classe, de genre et de race) vient faire recherche pour moi, contribue significativement à produire ce que je produis ? Et, enfin, qu’est-ce qu’il advient de ma situation et de ma condition dès lors que je fais recherche en quartier populaire, en coopération avec des personnes racisées ? Je défendrai l’hypothèse qu’il est possible de procéder à des désubjectivations / resubjectivations de son expérience de classe, de race et de genre dans le cadre d’une épistémopolitique de la recherche en sciences sociales conçue, bien sûr, à dessein. Il y a là un véritable enjeu de méthode. Je signalerai un premier exemple. Mon travail de recherche avec En Rue à Dunkerque a affecté significativement la manière dont je me rapporte à ma trajectoire de vie. Je pense avoir toujours entretenu des relations d’égales attention et affection pour mes deux parents. Mais, néanmoins, quand je formulais la trajectoire qui m’amène aujourd’hui « en haut » de la (détestable) hiérarchie scolaire, je la rapportais toujours à mon histoire familiale côte maternelle. Ma mère, fille de paysans pauvres, entre à l’École normale d’institutrices et d’instituteurs à 16 ans ; elle débute dans le métier et, quelques années plus tard, suite à une inspection, l’inspecteur d’académie lui propose un détachement dans le secondaire, une authentique « promotion », mais qu’elle refusera car elle ne s’en est pas sentie capable ou autorisée. Je serai celui des enfants qui poursuivra le plus « classiquement » ses études universitaires ; et j’exercerai dans le supérieur. Cette histoire est sociologiquement limpide. Lors de mes séjours dans le quartier Jean Bart / Guynemer, une autre histoire va revenir dans mon actualité de vie. Je ne l’avais pas oubliée. Mais je la mobilisais moins. Mon père était magasinier, d’abord dans une moyenne surface type « Monoprix », puis dans une petite entreprise, grossiste en produits d’entretien. Il préparait les commandes et, chaque matin, aidait le livreur à charger et organiser le camion. Avant ou après mes heures de cours au lycée, j’allais fréquemment le rejoindre. Et il a terminé sa carrière avec un emploi très éprouvant (en trois / huit) dans une centrale nucléaire où il gérait les tenues d’entrée et de sortie de « zones » (zones exposées aux radiations). J’ai toujours tenu en considération son travail. Mon père a obtenu son Certificat d’études et, après cette réussite, a quitté l’école, comme tous les enfants de milieux modestes, d’autant que sa tante s’était retrouvée veuve et que mon père avait été « placé » chez elle pour l’aider à s’occuper des quatre enfants. C’est en me rapportant à ce versant de mon histoire, avec lequel je me suis tout autant formé, que je comprends pourquoi il m’est « facile » de converser avec les habitant-es que je peux croiser en quartier populaire. Je pense, en particulier, à des moments de discussion avec Guy, un retraité du quartier, qui me fait penser à mon père. Et, puis, sur un plan plus anecdotique, mais sans doute pas tant que cela, mon père a été l’un des fondateurs de la société de foot du gros village où je suis né et où nous vivions. Aujourd’hui, je ne peux plus discuter foot car je ne me tiens pas informé de son actualité mais une « conversation foot » m’est complètement familière. Je dois avoir conservé quelque part, bien masqué dans un coin de mon corps, une « expérience foot ». J’avance cet exemple pour tenter d’illustrer ce que recouvre un processus de désubjectivation / resubjectivation d’une expérience, dans le cadre d’un engagement de recherche. Je reviendrai aussi sur ce que m’a apporté mon expérience de vie au 135 rue Gabriel Péri à Saint-Denis, dans un immeuble occupé par des familles très modestes, toutes « racisées », et des migrants (plusieurs appartements hébergeaient des hommes noirs, qui n’y séjournaient jamais très longtemps). Par contre, jamais je n’aurai la grossièreté de prétendre que j’ai partagé la condition de vie de mes voisines, mais j’ai partagé avec elles des moments de vie, dans un quotidien de voisinage, et, ces expériences-là, personne ne me les retirera. Il me reste à mieux comprendre, et surtout à mieux caractériser, comment ces expériences contribuent aujourd’hui à ces processus de désubjectivation / resubjectivation de mon expérience de classe et de race, indissociable de mon engagement de chercheur. J’avancerai l’hypothèse que les identités de classe (et je pense aussi de race) sont fondamentalement fractionnées et ce « trouble » ouvre significativement du possible aux processus de subjectivation. Dans une tradition marxiste, la complexité de la constitution des classes sociales est travaillée avec la notion de « fraction de classe » ; en m’inspirant de cette terminologie, j’évoquerais, pour ma part, des expériences de classe fractionnées ou fractionnelles, prises possiblement (des actes de vie et des engagements micropolitiques) dans des processus de désubjectivation / resubjectivation. Je le soutiens assez fermement sur le plan situé d’un rapport de classe, avec plus de doute (car la question reste à construire pour moi) dans le cadre des rapports ethnoraciaux.

Contextualisé. Dans quelle écologie s’inscrit une recherche en sciences sociales ? Comme je le fais toujours, je retiendrai plutôt la notion d’écosophie, telle que la définit Félix Guattari, à savoir une écologie qui se préoccupe autant du rapport de soi à soi, du rapport de soi aux autres que du rapport à la multiplicité de nos environnements de vie (humains, non humains, physiques, immatériels…). Dans un schéma vingtiémiste, la recherche en sciences sociales s’autorise avant tout d’elle-même au nom du progrès et de la science. La légitimité d’investiguer est acquise, et elle est associée à une autorité statutaire / institutionnelle, et ne se discute donc pas, ou fort peu. Ce modèle est fini ou, s’il ne l’est pas, il faut s’employer fermement à le défaire. L’avenir d’une recherche en sciences sociales passe donc par sa conversion écosophique et, conséquemment, par l’attention qu’elle devra porter à tous les contextes affectés par son activité et à tout ce qui fait donc contexte pour elle et en elle, à savoir des ensembles relationnels, des subjectivités et subjectivations (des collectifs, par exemple), des socialités, des mondes urbains, des environnements naturels et une foultitude d’agencements (matériels ou immatériels, physiques ou imaginaires… tels que des expériences culturelles, des solidarités, des communautés, des voisinages…). Une recherche en science sociale ne fait donc plus autorité de son seul fait (l’avancée de la connaissance, la volonté de savoir, la nécessité d’expertiser). C’est une pratique que je conçois désormais comme toujours « en pourparler ». Elle perturbe inévitablement nombre de situations et de personnes (nombre de contextes) et elle doit porter attention et considération à chacun, en s’interrogeant à chaque fois sur sa légitimité à agir. Il n’est plus concevable non plus qu’elle impose ses outils, instruments et dispositifs comme des « allants de soi ». La façon dont ils affectent une situation ou des personnes, dont ils se rapportent à chacun des environnements concernés par l’activité de recherche devient une question à débattre, une question qui fait nécessairement débat. La manière pour une recherche de s’engager, d’« entrer en rapport », d’intégrer une situation, de s’acclimater à un contexte, deviennent des questions structurantes, mais surtout instauratrices / instituantes, d’une démarche de recherche en sciences sociales, qui ne saurait donc se développer indépendamment d’un tel questionnement de nature fondamentalement écosophique.

Ma démarche de recherche, je la taxe donc d’impliquée, mais sans restreindre cet enjeu d’implication à la seule dimension de la subjectivité du chercheur concerné, du chercheur en tant qu’individualité, à savoir ses ressentis, attentes, présupposés, habitus de classe, de genre… Ces paramètres existentiels sont évidemment essentiels à élucider. Je ne vois pas comment exercer en tant que chercheuse sans interroger ce que je vis alors que je fais recherche, tant les ressentis du moment présent, ainsi que l’influence de nombreuses antériorités de travail, affectent naturellement le regard que je porte sur les situations, l’intérêt que je vais accorder à une information et les mots qui me viendront pour restituer ce que je tente d’interpréter et d’analyser. Je fais recherche avec ce qui m’affecte. Et c’est bien cet ensemble qui constitue une implication ; elle incorpore les multiples façons, propres à chacun, de « subjectiver » sa recherche et de l’éprouver personnellement. Cet enjeu a été régulièrement documenté en ethnologie, en particulier depuis la parution de L’Afrique fantôme de Michel Leiris. Un exemple, devenu classique, est fréquemment mis en avant ; il s’agit de l’épreuve vécue par Jeanne Favret Saada lors de sa recherche sur la sorcellerie dans le bocage, parfois considérée comme ensorcelée, ou parfois ensorceleuse, considérée comme une confrère par des désorceleurs, et difficilement respectée comme chercheuse au sein du milieu académique en raison de l’étrangeté (l’étrange proximité) de son sujet d’étude (nous sommes en 1969-70). « Ce qui doit être noté, c’est le discours lui-même (et ce qui le scande : silences, redondances, mimiques). Cependant, je ne peux le comprendre qu’en étant toujours attentive à la place où me mettent mes interlocuteurs : s’ils me prennent pour une « savante », ils me servent un jus sur les « arriérés » ; s’ils me prennent pour une désorceleuse, ils me disent « tout l’anormal », mais afin que je fasse quelque chose. J’ai beau répéter que j’étudie seulement, que je ne veux rien que savoir, ils n’y croient pas une minute. Ne serait-ce que parce que j’écris des livres et qu’ils sont malades à cause de livres ; que je les fais parler et qu’ils sont malades à cause d’une parole. […] Peut-être que mon ethnographie va consister à découvrir quelle place chacun de mes interlocuteurs me désigne. Ou à supporter d’occuper cette place » [2].

L’expérience de Jeanne Favret-Saada met en évidence que l’implication ne relève pas seulement d’un rapport de soi à soi, mais qu’elle est nécessairement co-produite. La chercheuse s’implique dans la recherche, de la même façon que la recherche l’implique. La chercheuse est donc en permanence confrontée à cette double question : qu’est-ce que j’implique (de moi) dans cette recherche ? Et, aussi, qu’est-ce que cette recherche fait de moi, fait avec moi ? La recherche est actrice de la construction de l’implication ; elle l’est par l’intermédiaire des actions et réactions des personnes concernées, elle l’est tout autant par les situations sociales elles-mêmes, des situations provoquées par la recherche (un dialogue, une rencontre, une tension) mais aussi subies par la recherche, car le chercheur est loin de tout anticiper, et très loin de maîtriser les dynamiques dans lesquelles il est pris.

Une implication est donc nécessairement co-implication. Elle est pareillement inter-implication car elle est façonnée par les multiples interactions sociales qui se développent dans l’environnement plus ou moins proche de la recherche. La chercheuse peut se voir assigner à un rôle, associer à des attentes ou assimiler à une image, indépendamment de ce à quoi, elle-même, peut aspirer et de ce dans quoi elle souhaite s’engager. Ces formes d’inter-implication – une implication produite par la multiplicité des inter-relations et inter-dépendances constituant la situation de recherche – affectent donc significativement le chercheur, par le regard que les autres vont porter sur lui, par des attentes implicites qui lui seront adressées, par des défiances ou des confiances qui prendront forme sans qu’il n’en connaisse réellement la cause. Et, finalement, elles affectent, surtout, conséquemment, sa capacité à faire recherche et la façon dont il va produire ses données et analyses. Et, puis, l’implication s’apparente aussi à une trans-implication dès lors que la dynamique sociale de la recherche vient brouiller les identités, les assignations, les légitimités et les statuts. Arrivé à ce point, il n’est plus alors possible de parler exclusivement de l’implication du chercheur, au sens strict, car, possiblement, il n’est plus (seulement) chercheur. Une nouvelle dynamique de recherche se met alors progressivement en place, avec une circulation plus libre des implications, avec une économie symbolique plus « libérale » des appartenances et des « autorisations ». La chercheuse n’est plus tout à fait chercheuse, ou plus seulement. Les personnes concernées occupent spontanément des positions de recherche, selon leur intéressement au travail d’enquête et d’investigation. Les implications se forment et se déforment, se déplacent. Elles sont moins assujetties à un modèle attendu. La recherche ressort alors d’un agencement complexe et incertain, qui associe et module de multiples formes d’implication et, surtout, de « passages entre », de « passages vers », de transpositions des places et de transferts des légitimités.

Toute recherche est impliquante. Pour autant, toutes ne sont pas impliquées. De nombreux protocoles de recherche tiennent en grande défiance ces facteurs subjectifs et subjectivants et s’efforcent d’en « neutraliser » l’influence. L’effort est finalement illusoire. L’implication du chercheur est une « donnée » de la recherche qui insiste et persiste, et qui se réinvite toujours, quels que soient les efforts faits pour la dissuader… ou l’oublier. Plutôt que d’engager une relation suspicieuse au travail de recherche, en tentant désespérément de colmater les brèches par lesquelles les affects, les représentation et les présupposés s’engouffrent, il me semble de bien meilleure politique (de recherche) d’intégrer l’implication comme un des facteurs constitutifs de toute recherche en sciences sociales.

L’audace, aujourd’hui, n’est plus de reconnaître l’influence des implications. Nous ne sommes plus dans les années 30 avec Leiris ou dans les années 70 avec Favret-Saada. Cette influence est désormais un « fait » de la recherche et, à chaque fois, pour chaque démarche spécifique, un « fait de recherche ». De nombreux chercheuses et chercheurs s’accordent sur la nécessité d’expliciter leurs implications, car parfaitement conscients qu’elles affectent significativement le déroulé du travail et la « qualité » des analyses produites. Cette exigence d’explicitation est un acquis. Non, l’audace épistémopolitique réside ailleurs aujourd’hui. Non pas expliciter pour « neutraliser », pour tenter de « maîtriser » ces influences et affectations, dans un effort pour « fiabiliser » les résultats du travail, et en limiter donc le caractère trop subjectif. Mais expliciter pour « faire avec ». L’implication ne peut plus être l’oublié ou l’impensé, tant la question a été « documentée terrain » par de nombreux ethnologues et sociologues. Ce déni a longtemps œuvré, il ne tient plus. Mais, la défiance persiste. L’implication est une question qui ne peut plus être ignorée mais elle continue à être ressentie comme la « part d’ombre » des sciences sociales, qui les tiendraient éloignées d’une authentique objectivité / scientificité, tant désirée. Elle inquiète car difficilement maîtrisable. Quelle que soit la rigueur des méthodes, elle (re)viendra faire vaciller les « déclarations » de scientificité.

Dès lors que l’implication est reconnue comme un « impondérable » de la recherche, alors autant travailler avec elle, et l’établir, la promouvoir, en dispositif et disposition de la recherche.

a) Tout d’abord, et fondamentalement. L’implication, pensée et agie en tant que dispositif de recherche, dans les termes professionnels d’une « méthode de l’égalité », crée les conditions pour instaurer une interaction respectueuse avec les personnes concernées et les situations engagées. Elle est la condition même de toute épistémopolitique qui se déclare émancipatrice, dans la visée d’une recherche-en-coopération, d’une recherche en situation d’expérimentation et d’une recherche de qualité écosophique. Ce déplacement d’une recherche de caractère scientiste, pondérée par un certain implicationniste, vers une authentique recherche impliquée s’avère encore aujourd’hui plutôt rare et peu documenté. Il en découle une certaine incertitude notionnelle, qui me conduit (à nouveau) à aligner trop de mots, à les empiler par nécessité, à fonctionner dans un excès notionnel. Mais l’enchaînement de ces mots (coopération, expérimentation, écosophie, méthodes de l’égalité, émancipation) représente le prix à payer pour tenter de faire réellement différence. Ce chaînage notionnel représente une tentative pour assurer « le coup » épistémopolitique qui est tenté ici, et qui vient en expérience lors de chantiers comme celui en coopération avec En Rue à Dunkerque. Je n’évoque ici que des pratiques qui me concernent directement. Procéder autrement serait quand même très curieux au moment où j’argumente l’impératif d’un engagement impliqué de la recherche. Mais de nombreux exemples pourraient pareillement être mis en avant dans le paysage des Fabriques de sociologie et de la revue Agencements. C’est d’ailleurs la raison d’être de la revue Agencements que de contribuer à documenter sur un plan théorique, méthodologique, pratique et existentiel, cette « autre » constitution de la recherche en cours de formulation, à partir d’une pluralité d’affiliations intellectuelles et d’une diversité de tentatives. La remise en cause du schéma scientiste, formaliste, techniciste (vingtiémiste et fordiste) de la recherche, même teinté d’implicationniste, ne le sera que sur un mode lui-même pluriel et pluraliste. Il ne s’agit pas de substituer à un modèle très unitaire un modèle « autre » tout aussi unitaire. Le chantier est vaste, et se développera de manière nécessairement différenciée – une différenciation des expériences vraiment préférable et, pour ma part, tout à fait souhaitée.

b) Possiblement (1). Une implication de recherche représente un authentique « site de problématisation » [3]. L’expérience vécue par Jeanne Favret-Saada l’illustre clairement. Dès lors qu’elle est considérée alternativement comme ensorcelée, ensorceleuse et désorceleuse, le terrain même de sa vie fait alors recherche. Son questionnement de recherche s’invite dans sa propre vie. Il émerge en plein milieu de ce qu’elle peut ressentir et percevoir. Son implication devient un « site » où des questions se forgent, où elles sont débattues avec les personnes concernées et où, progressivement, elles viennent informer la recherche. À travers ce qu’elle vit et ce que les autres lui font vivre, elle accède à tout un pan de réalité qui, sans cela, resterait obscur ou inaccessible. Elle éprouve, bien malgré elle, et, possiblement, pour son malheur, ce qu’être ensorcelée veut dire et ce que désorceleuse peut signifier. Elle peut alors faire recherche avec cet ensemble d’observations, de constats, de données, qui auront émergé « spontanément » de la situation, indépendamment de ses intentions initiales de chercheuse.

Possiblement (2). Un chercheur en situation d’enquête ou d’observation est, personnellement (humainement, corporellement), fortement sollicité. Il sera surpris par un comportement, intrigué par une réaction, séduit par un propos, déstabilisé par une remarque. Que faire, professionnellement, avec cet ensemble d’affects qui l’éprouvent, parfois fortement ? Il peut souhaiter s’en protéger en se repliant derrière le formalisme de ses outils d’enquête (grille d’observation, questionnaire, guide d’entretien) ? Tenons caché ce que nous ne saurions voir ou entendre ! Il peut, au contraire, recevoir toutes ces « affectations » comme des signes que les personnes et les situations (lui) adressent et s’efforcer alors de les déchiffrer. Chacune d’elles devient un « indice » qui peut attirer son attention, susciter sa curiosité et, donc, l’inviter à faire recherche [4]. Le chercheur vit et expérimente donc son implication comme une sorte de « réactif » (au sens chimique du terme) qui « précipite » nombre de réalités, qui les rend donc présentes, possiblement apparentes, et qui, finalement, leur accorde un vrai attrait de recherche, sous la forme d’une invitation à explorer plus avant. L’implication réserve des possibles de recherche et elle constitue, donc, en elle-même, un possible pour la recherche.

d)…

Cette argumentation s’interrompt provisoirement ici. Une partie 2 suivra… peut-être. J’ai découvert récemment, grâce à Louis Staritzky et son article Droits politiques en temps de rénovation – Partie 1, l’intérêt malicieux de laisser entendre une suite (supposée par l’annonce d’une partie 1) alors même que le propos commence juste à se développer, et que son prolongement est encore incertain. Dans mes travaux, jusqu’à présent, j’ai peu, voire pas du tout, recouru à ce procédé. Et je le trouve judicieux. Au lecteur qui constate que l’analyse pourrait être approfondie ou l’argumentation développée, il laisse entendre que l’auteur en a, lui aussi, parfaitement conscience, d’où son choix de déclarer son écrit en partie 1. C’est une façon d’inviter la lectrice à se mettre elle aussi dans la perspective d’une suite qui, au final, lui sera proposée ou non. S’adresser à un lecteur, c’est aussi, parfois, l’entourlouper un peu. Chère lectrice, cher lecteur, je te laisse penser qu’il y aura une Partie 2 sans être du tout assuré de maîtriser suffisamment mon sujet pour réussir à le porter au-delà de ce que je suis parvenu à en dire aujourd’hui.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, 13 août 2020


[1] Donna HARAWAY, « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle », in Manifeste cyborg et autres essais (Sciences, Fictions, Féminisme), éd. Exils, p. 126 et 121.

[2] Jeanne FAVRET-SAADA & Josée CONTRERAS, Corps pour corps (Enquête sur la sorcellerie dans le Bocage), Gallimard, 1981, p. 169-170.

[3] Michel CALLON, Pierre LASCOUMES, Yannick BARTHE, Agir dans un monde incertain (Essai sur la démocratie technique), éd. du Seuil, Coll. Points, 2001, p. 298.

[4] Je croise ici le « paradigme indiciaire » proposé par Carlo GINZBURG in Mythes, emblèmes, traces, Éditions Verdier, 2010.