Samedi 07 novembre 2020. Fanzine(s) en recherche

Lors d’une réunion en visio, jeudi 5 novembre, avec Samuel Étienne (Directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études), promoteur de l’initiative, Ariane Mayer (maître de conférences en littérature à l’université Sorbonne-Nouvelle Paris 3) et Gérôme Guibert (maître de conférences en sociologie, pareillement à l’université Sorbonne-Nouvelle Paris 3), nous avons lancé le séminaire ACAZINE, le fanzine nouvel outil de recherche académique [1], qui est labellisé « Atelier Campus Condorcet » et soutenu financièrement à ce titre, dans le cadre de son appel à projets 2020. Le propos du séminaire est d’étudier « le fanzine comme outil de recherche académique. À ses origines, le fanzine est une publication créée par des amateurs passionnés, des « fans », autour d’un objet culturel. Au cours du 20e siècle, cet objet banal s’est hybridé, se libérant en partie de sa dimension passionnelle pour devenir un média alternatif ancré dans les cultures populaires. Depuis peu, le fanzine apparaît dans le milieu universitaire comme un outil de recherche et de communication scientifique » (extrait du dossier déposé pour l’appel à projets Campus Condorcet).

Le séminaire pose la question classique de la réception d’une pratique populaire ou alternative au sein d’un espace universitaire. Le risque est toujours grand de dévitaliser cette pratique, d’en désamorcer la force critique et, finalement, de l’assécher pour en faire un simple « objet » de connaissance, qui plus est d’une connaissance produite à partir d’une position d’autorité (expertise universitaire) et en domination (hiérarchie des savoirs). Qu’advient-il du fanzine dès lors qu’il est « saisi » (possiblement réifié) par le regard sociologique ou littéraire (au sens d’une culture légitime) ? Qu’arrive-t-il au fanzine lorsque cette pratique, née loin des sphères culturelles et intellectuelles accréditées, et en rupture avec elles, est interpellée depuis l’université ? Lorsque ce média est dissociée de la communauté dans laquelle il est produit, à laquelle il est destiné, par laquelle il est diffusé et pour laquelle il fait sens ? Lorsque cette publication est lue dans une visée autre que celle pour laquelle elle a été produite, par des personnes à qui originairement elle n’est pas adressée et qui la consulte avec une intention d’étude, sociologique ou littéraire ? Le risque est que le fanzine soit en partie dépossédé de ce qui fait sa singularité, à savoir une publication fortement ancrée dans une expérience DIY et indissociable d’une scène culturelle alternative (historiquement la scène punk / rock) et d’une communauté d’affinité, pour être particularisé sur / par la scène universitaire en tant que produit culturel, associé à une subculture, et donc constitué en objet d’étude, rejoignant de la sorte le catalogue des pratiques « populaires » que les sciences humaines et sociales catégorisent, typifient et nomenclaturisent en fonction de leurs intérêts de recherche et de leurs délimitations disciplinaires. Le fanzine est alors digne d’intérêt scientifique, il l’est en tant qu’objet culturel original, au même titre que bien d’autres, ainsi que peuvent l’être pareillement le roman de gare, le graff ou, encore, le tuning.

De singularité, il devient particularité. J’insiste sur l’importance de ce déplacement. La communauté autrice, éditrice et lectrice d’un fanzine vit une expérience de communication qui lui est spécifique, qui lui est proprement singulière, et qui n’appelle aucune autre caractérisation que ce qu’elle vit avec et à l’occasion de cette pratique ; et elle n’éprouve pas « particulièrement » le besoin de rapporter son expérience à d’autres, dans un souci de caractérisation de ce qui la spécifie. Ce qui la spécifie, elle le vit et n’a pas besoin de le caractériser. Par contre, quand le fanzine est enrôlé par une science humaine ou sociale, son premier travail sera de le particulariser afin de notifier ce qui le caractérise et le distingue / le rapproche d’autres pratiques. Et ce travail de particularisation est un « infini » ; il occupe les chercheurs sans fin.

Une singularité est vécue, une particularité est attribuée ; elle l’est en fonction de critères distinctifs qui la discriminent au sein d’une « population » artificiellement construite par la recherche pour des motifs et des arguments qui n’importe qu’à elle. Le fanzine va alors rejoindre la « population » des subcultures, ou des cultures marginales ou des cultures communautaires ou encore des cultures populaires. Et elle va devoir s’acoquiner avec des objets et pratiques parfaitement étrangers à son histoire, à son écologie et à sa destinée sociale (sa singularité), avec pour seules cause et raison l’intention classificatoire et définitionnelle d’un chercheur. La recherche invente des ensembles dans lesquels elle (re)distribue les particularités.

La recherche se prononce donc sur ce qui particularise telle ou telle pratique culturelle, et dans cette intention nosographique, il est toujours intéressant, politiquement, de repérer les caractères qui seront valorisés ou plutôt minorés, ceux qui seront retenus comme significatifs et les autres, les nombreux autres, délaissés, abandonnés à leur sort, car sans doute trop « singuliers ». Il est toujours éclairant d’identifier quelles sont les caractéristiques d’une pratique dont il est légitime de parler sur la scène de la recherche et les autres dont la présence indispose. Qu’est-ce que la recherche va conserver comme éléments significatifs de cette pratique et ce qu’elle va soigneusement tenter d’oublier ? Qu’est-ce qui va survivre du fanzine quand il devient objet de nos questionnements de recherche ? Le fanzine comporterait-il une part d’ombre qu’il serait préférable de taire ? Véhiculerait-il des images, des idées, des imaginaires qui pourraient indisposer s’ils étaient retenus comme des caractéristiques typiques de cette pratique ? Un travail de recherche implique inévitablement un « partage du sensible » au sens de Rancière, un partage entre ce qui sera vu, reçu, entendu et ce qui n’accédera pas à cette grandeur (ou à cette hauteur de vue), et sera tenu comme dérisoire et maintenu hors champ (de la recherche). Et, malheureusement, ce grand partage, fondateur du travail de recherche, n’est souvent ni explicité, ni questionné, comme si cette sélection des caractères recevables (pour la recherche) allait de soi et ne révélait rien des jugements et présupposés (de genre, de classe et de race) des chercheurs et, il faut bien le dire, petitement aussi, de leurs pudibonderie et minauderies.

Quand le chercheur parle d’un fanzine, il parle de quoi exactement ? Que laisse-t-il de côté ? Et ce peut être alors intéressant de faire contre-recherche à partir de tous ces restes – des délaissés intellectuels ouvrant donc la possibilité d’une recherche du réemploi et du recyclage – que la recherche « respectable » (i.e. académique) laisse traîner derrière elle.

Quand une pratique minoritaire est interpellée [2] par la recherche et constituée en objet de ses investigations, elle est soumise à l’expression de trois types de pouvoir : un pouvoir d’assignation, plus ou moins caricatural et violent (elle est « saisie » et transposée sur une toute autre scène que celle qui la singularise), un pouvoir normatif (ce qui caractérise et particularise cette pratique aux yeux du chercheur et pour ses intentions exclusives. L’idéal type du fanzine, c’est quoi ?) et un pouvoir disciplinaire (la pratique est affectée à un ensemble, et distribuée au sein de cet ensemble).

Lorsqu’une pratique est prise en compte par la recherche elle rend des comptes. Et ces comptes, décomptes, mécomptes sont (politiquement) à discuter.

Est-il possible de concevoir une épistémopolitique alternative de la recherche, une manière de faire recherche qui malmène un peu moins les expériences et qui les respecte dans leur pleine singularité, ainsi que les personnes concernées la vivent et la parlent ?

Comme je l’ai souligné, il est toujours bienvenu de faire « contre-recherche » sur le terrain même d’une recherche, et de le faire en particulier avec et à partir de tout ce que la recherche la plus académique oublie sciemment ou inconsciemment de prendre en compte, à savoir les nombreux restes qu’elle laisse traîner derrière elle, en raison de son formalisme réducteur ou de ses dénis de pensée.

Je pense aussi qu’une épistémopolitique écologique radicale (au sens d’une écosophie guatarrienne) peut contribuer à faire recherche sans priver les pratiques sociales sollicitées de leur pleine et forte singularité, et sans déposséder les personnes concernées de ce qui fait expérience et sens pour elles ; elle le peut dès lors qu’elle agit sur un mode impliqué (de soi à soi dans un rapport aux autres. Les subjectivités et subjectivations inhérentes à une interaction de recherche), situé (les rapports de genre, de race, de classe qui affectent spécifiquement et conjointement la pratique de recherche et la pratique sociale affectée par cette recherche) et contextualisé (l’écologie propre à cette rencontre de recherche), ainsi que je le défends aujourd’hui.

Et, enfin, comme le fait valoir fortement Sam Bourcier, les « -studies » ont ouvert des perspectives majeures pour concevoir une recherche qui ne se réalise pas sur le dos des personnes et au détriment de la singularité de leur expérience. « Les -studies avaient transformé les disciplines, les dites « sciences humaines » et sociales, remis en cause le mythe de l’objectivité et du positivisme genrés et changer le canon. Elles avaient réussi parce qu’elles étaient profondément ancrées dans les subjectivités minoritaires et leurs expériences, douées pour situer les savoirs et donc produire des savoirs désassujettis. Ces études queer étaient « bodies and brain based » […]. Les -studies se recomposent en permanence de deux manières : avec l’arrivée de nouveaux sujets de savoir et la study en question porte alors le nom des nouveaux agents de savoir autrefois exclus et objectivés (women, trans, queer, ethnic, black, gay, lesbian) ; avec une rethématisation permanente qui fait surgir de nouveaux objets (les porn studies ou les surveillances studies par exemple) et la study en question porte leur nom. À chaque fois, la study fait l’objet d’une démarche interdisciplinaire interne. […] C’est le point de vue, le changement de sujet du savoir, l’obligation à prendre en compte sa positionnalité qui fait la différence. Les -studies instaurent une coprésence de nouveaux agents avec un point de vue sur tous les savoirs » [3]. J’espère que le séminaire Acazine se développera donc dans les termes d’une -studies.

Le séminaire Acazine qui a donc motivé ces quelques développements m’intéresse parce que, justement, il nous « exposera » à toutes ces questions et tous ces enjeux, il nous exposera au sens de rendre présent et public (la fonction d’un séminaire) et il nous exposera au sens de nous risquer (la fonction d’une discussion scientifique). C’est ce j’apprécie dans ce type de situation, à savoir des dispositions et des dispositifs qui exposent, et je me méfie toujours un peu des cercles de travail trop en affinité et trop en confort. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles je parviens à trouver du sens à mon travail au sein d’espaces académiquement institués. Je trouve toujours très stimulante cette épreuve… jusqu’au moment où elle m’épuise et que je sens que le moment de partir au loin est arrivé.

Lorsque avec les collègues nous avons avancé des propositions de « contenu » pour ce séminaire Acazine, j’ai mis en avant deux expériences.

D’abord celle du Collectif-en-devenir (associant des doctorant.es au sein du laboratoire Experice) qui recourt au fanzine comme « outil d’intervention » au sein des dispositifs universitaires (laboratoire, colloque). En cela, la pratique du collectif renoue avec ce qui me semble être une des fonctions « historiques » de ce type de publication, à savoir agir une communauté de l’intérieur et par l’intérieur, y intervenir, venir y faire débat, possiblement controverse, y développer des prises d’autonomie, y laisser pénétrer quelques courants d’air [4].

Cette dimension activiste et interventionniste me semblait un peu oubliée des orientations du séminaire, en tout cas insuffisamment soulignée.

En second lieu, celle initiée par Louis Staritzky dans notre recherche en coopération avec le collectif En Rue (dans deux cités populaires de l’agglomération de Dunkerque) et celle développée par Thomas Arnera à l’occasion de son travail de sociologue dans le quartier Mermoz à Lyon. Le fanzine vient alors équiper la recherche-action, et il le fait à un « endroit » où la co-production entre chercheur.es et personnes concernées est difficile, à savoir les écritures et la façon de les publiciser [5].

Et, dans ce cas aussi, l’esprit fanzine me semble respecté car le fanzine n’est pas principalement un objet culturel ou une création esthétique mais avant tout un média libre et auto-produit, seul capable de partager des contenus ou des écritures qui ne sont pas reçus par les médias et les dispositifs de communication habituels (majoritaires et dominants). Ce qui vaut pour une scène punk / rock vaut pareillement pour une scène de recherche démocratique, en l’occurrence une recherche-action et la communauté de praticien.nes chercheur.euses qui lui est associée.

Les collègues avaient tendance à thématiser les séances du séminaire (par exemple : « Les fanzines d’artistes et la recherche plastique en art contemporain »), et j’ai avancé mes propositions avec l’intention de rester centré sur le fanzine en tant que pratique, et éviter la trop grande réification du fanzine comme objet esthétique (même s’il l’est aussi).

Par ailleurs, j’ai aussi souligné l’importance de rapporter le fanzine aux écritures qui le fabriquent et le façonnent. Cette dimension, curieusement, peut être facilement oubliée comme si le fanzine n’était pas créateur d’écritures, et des écritures qu’il convient de découvrir, questionner et, surtout, « apprécier », car ces écritures sont singulières dans leur graphie, syntaxe, rhétorique…

Ce rapport entre écriture et support de publication est d’ailleurs insuffisamment questionné dans nos pratiques de publicisation en sciences sociales comme si ce rapport allait de soi et comme si s’imposaient naturellement certains formats et supports (le livre, l’article…), sans avoir à les discuter. Mais cette mise en forme et en format d’une écriture de recherche en vue de sa communication évolue inévitablement, même si peu de chercheur.euses expérimentent de nouvelles manières de procéder, tant ils.elles ont peur de voir leur publication de recherche délégitimée s’ils.elles prennent des libertés avec les dispositifs et dispositions accrédités de publication scientifique. Quand j’ai commencé à publier mes travaux sur le net en ouvrant des sites dédiés – ceci à partir de 2002 et le site collectif iscra.org dont le graphisme et la conception, déjà !, étaient signés Yves Ours Koskas [6] – ce mode de publication était très rarement pratiqué, il était déconsidéré selon les critères de réception académiques et, finalement, portait tort au chercheur qui y recourait. Aujourd’hui, ce mode de publication / publicisation a trouvé sa place, même si elle reste subalterne par rapport au support noble, le plus légitime, qui reste l’article édité par une revue « à comité de lecture ».

La façon dont une écriture se rapporte à son support (à son médium) est forcément une question essentielle. Avec Yves Ours Koskas nous venons de le vivre à l’occasion de la publication de mes Brèves de recherche. Nous avons (surtout Yves) pas mal hésité, tâtonné, essayé avant de trouver la solution adéquate, à savoir une « écriture enveloppée », la publication ayant pris la forme d’une enveloppe réalisée par pliage. Quand nous avons tenté d’éditer les Brèves en brochure ou fascicule, cette forme apparentée au livre s’avérait trop « pesante » ou trop « présente » et pouvait « écraser » ces écritures minimes. Quand nous avons essayé de les publiciser sous le mode de feuillets glissés dans une chemise, le résultat ne rendait pas mieux ; chaque brève imprimée sur un feuillé se détachait des autres et ne « tenait » plus, ainsi lue isolément. Chaque brève se retrouvait esseulée, en quelque sorte réifiée comme si chacune prenait valeur à elle seule, alors que leur mode d’écriture les associait fortement. Dissociées de leur ensemble, elles ne « rendaient » plus.

Je souhaiterais donc aussi travailler, dans le cadre du séminaire Acazines, les écritures que rend possible ce support, ce média, à savoir : « ce que le fanzine fait aux écritures », y compris, lorsque le fanzine est pratiqué en recherche-action, ce qu’il « fait aux écritures de recherche ».

Pascal NICOLAS-LE STRAT, 07 novembre 2020

[1] Se reporter à la chaîne Zines Journal qui propose plusieurs séances du séminaire Acazine, tenues en visio-conférence en raison des restrictions Covid : https://www.youtube.com/channel/UCa-z3RTx1DVrGWZ58143plA

[2] Au sens donné par Louis Althusser dans son texte « Idéologie et appareil Idéologique d’État », repris in Positions (1964-1975), Éditions sociales, 1976. Voir à ce propos l’article de Pierre Macherey « Deux figures de l’interpellation : « Hé, vous, là-bas ! » (Althusser) – « Tiens, un nègre ! » (Fanon) », en ligne : https://philolarge.hypotheses.org/1201 [consulté le 07.11.2020].

[3] Sam Bourcier, Homo inc.orporated (Le triangle et la licorne qui pète), éditions Cambourakis, 2017, respectivement p. 81 et 83.

[4] Nicolas Sidoroff a présenté cette expérience de la Fanzine Lapalissade lors de la session #4 du séminaire Acazine. À visionner ici : https://comme-un-fanzine.net/le-fanzine-dintervention/.

[5] Cette pratique du fanzine en contexte de recherche-action ou de recherche-création est discutée par Louis Staritzky lors de la session #4 du séminaire Acazine. À visionner ici : https://comme-un-fanzine.net/le-fanzine-dintervention/.

[6] Jérôme Valluy (maître de conférences en science politique à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne et spécialiste du numérique libre) m’avait fait l’amitié d’écrire dans un post sur un réseau social, le 25 octobre 2015, en présentant mon site personnel : « Pour réfléchir sur les communs : le site d’un pionnier des humanités numériques indépendantes ».