Mardi 08 décembre 2020. Fanziner en écriture

1. Pour son Zine Journal sur Youtube, Samuel Étienne m’a interviewé sur l’arrivée du fanzine dans mon paysage de travail universitaire. Il propose ainsi plusieurs capsules vidéo avec les principaux protagonistes du futur séminaire « Acazines » programmé à Campus Condorcet [1]. Sur ce temps très court, je ne souhaitais pas aborder nos expériences de fanzines dans le cadre de nos recherches-actions en quartiers populaires, d’autant que je ne suis pas le plus légitime pour en parler. J’ai préféré montrer en quoi l’intérêt que je porte aux fanzines fait lien avec une déjà longue préoccupation de recherche pour les pratiques autonomes et avec mes choix, eux aussi anciens, d’expérimenter des modes de publication alternatifs aux formes et formats classiquement attendus à l’université. Dans le cadre de ce séminaire « Acazines », je reste attentif à ce que le fanzine ne soit pas réifié en « objet », qui prendrait valeur en soi, sur un mode générique, à savoir « le » fanzine en tant qu’objet culturel, à valeur esthétique, générationnelle, distinctive… Le fanzine est une pratique d’écriture, de publication et de diffusion indissociable des communautés qui le produisent et le font circuler. Lors de mon interview, je n’avais donc pas particulièrement envie de parler « du » fanzine, dans une acception générale ; j’ai préféré venir sur mon expérience d’écriture / publication et montrer comment ce média fait sens, pour moi, en voisinage d’autres tentatives pour me libérer de l’enfermement des « inscriptions » académiques. Un fanzine est « mauvais élève » ou n’est pas (un fanzine).

Lors de ce court entretien, j’ai mis en avant ma préférence pour une recherche, une écriture de cette recherche et une publication de cet écrit qui restent fermement inscrites dans un même mouvement de travail, sans rupture temporelle entre ces trois moments de l’affairement d’un chercheur. Le modèle universitaire distend fortement ces liens au risque que la recherche, son écriture et sa publication ne relèvent plus de la même temporalité de travail, ni de la même écologie. L’écriture du rapport de recherche s’engage plusieurs semaines ou mois après que le travail d’enquête ait été réalisé ; et la recherche est publiée parfois plusieurs années plus tard. C’est la première fois que j’emploie cette image d’une recherche, de son écriture et de sa publication assorties dans un même mouvement.

Si l’écriture tarde par rapport au temps du « terrain » alors elle s’éloigne de ce qui a fait la texture « organique » de la recherche, son ambiance, sa couleur, sa sensibilité, possiblement son swing et son tempo. Le temps efface cette part la plus sensible, mais aussi la plus fugace. Ce que la chercheuse a ressenti, a exprimé, a perçu finit par s’altérer, commence à s’étioler. Le temps fait son œuvre et, au moment où le chercheur vient à son écriture, il n’est plus dans les mêmes dispositions. Recherche et écriture ne partagent plus le même feeling. Je pense intéressant que la chercheuse engage son écriture alors qu’elle est encore affectée par son expérience de terrain, qu’elle est encore empreinte des joies et des tensions de sa recherche, et de l’ensemble des émotions qui l’ont traversée. Si l’écriture se risque alors que l’ambiance du terrain est encore prégnante, alors je la crois plus expressive, mieux à même de restituer la finesse des situations, plus sensible et, donc, finalement, plus en compréhension. Les mots ont plus de chance de sonner juste, les phrases d’accrocher au plus profond le sens des événements, les paragraphes d’emporter la part sensible des situations. L’écriture est incarnée, elle est pénétrée de l’atmosphère de la recherche, pétrie de ses tourments et colorée de son vécu. Les mots résonnent alors bel et bien avec cette densité d’expérience.

2. À ce point de mon développement, j’ai en tête une interpellation de Sébastien Joffres qui soulignait, à raison, que dans mes livres Expérimentations politiques et Moments de l’expérimentation, les « terrains » qui ont sourcé et suscité mon écriture ne sont pas du tout restitués, ni décrits ni analysés. Cet échange avec Sébastien se niche quelque part dans notre correspondance, devenue une multiplicité, qui court depuis plus d’une dizaine d’années. Comment l’ai-je vécu à l’époque ? Chacun des textes qui composent ces ouvrages a émergé d’un contexte chaque fois spécifique, que je présente synthétiquement dans leur introduction. Ces textes viennent peu ou pas en situation et pourtant ils ont été écrits quasiment en situation. Chaque texte naît d’une expérience de recherche bien particulière. Je pense, par exemple, au texte « Récit d’expérience » dont l’écriture a été éveillée par les rencontres Protocoles méta auxquelles m’invitait Jean-Paul Thibeau, professeur à l’École supérieure d’art d’Aix-en-Provence – motivé par ces rencontres et rédigé pour ces rencontres. Ce texte, devenu chapitre de livre, a émergé, à pris forme et a été diffusé au sein de la communauté de travail que constituaient ces séminaires trans-disciplinaires. Lors de ces rencontres, certain.es participant.es s’essayaient à des œuvres plastiques, à des expériences gestuelles et corporelles, à des déambulations urbaines. Et, pour ma part, je me suis essayé à une énonciation que je qualifierais, dans mon langage d’aujourd’hui, d’épistémopolitique. « Récit d’expérience » appartient organiquement à ces rencontres ; il y est fondamentalement impliqué et situé. Et la texture, les mots, le style, l’ambiance, le rythme, tout dans son écriture est en connivence forte avec cette expérience. Cet écrit est pour moi profondément incarné, alors qu’il ne révèle rien de la vie de ces rencontres. Je pourrais prendre aussi l’exemple de « Multiplicité interstitielle ». Son écriture me vient à l’occasion de moments partagés dans des friches et des lieux occupés. Et ce texte a fonctionné comme un « énoncé organique » (ainsi que Gramsci parle d’intellectuel organique) de ce champ d’expériences en plein développement à cette époque-là. Il a été écrit en plein milieu de ces émergences et il a été largement approprié par le « milieu » concerné. Là aussi, pareillement, le texte ne vient ni en exemple ni en situation, mais son énonciation épistémopolitique était prise dans la même texture, la même ambiance, la même écologie que celles vécues par ces nombreux collectifs qui, sur un mode très autonome, se mettaient à occuper des friches industrielles. Il y a quelque chose qui s’est mis à fonctionner. Le texte a été beaucoup cité et repris sur des blogs. Aujourd’hui, l’idée d’interstice s’est banalisée. Il s’agit certainement d’un de mes textes qui a le plus circulé, fort peu dans le monde universitaire, et fortement au sein des réseaux concernés. Alors que son écriture peut paraître abstraite, je l’ai pourtant vécue en tant qu’auteur – et les lecteurs de l’époque le confirmaient – comme fortement corrélée aux situations que je découvrais en tant que chercheur et aux discussion nombreuses que je partageais. Ce texte, je le vivais comme une coextension de ces expériences sur le plan qui m’était familier, sur un plan plutôt conceptuel (une énonciation épistémopolitique). Ce caractère ancré, situé, impliqué se vivait dans la chair même des mots ; ils étaient dans le ton. La plupart des textes de mes deux livres (qui n’en font qu’un), Expérimentations politiques et Moments de l’expérimentation, sont nés de ces expériences et, en retour, sont venus leur parler.

En évoquant les fanzines, j’en viens naturellement à réfléchir à cette intrication, à cette co-substantialité entre l’atmosphère d’une recherche et son style d’écriture. Et lorsque ce lien se relâche, je m’en inquiète, même s’il n’y a bien sûr, en la matière, aucun idéal ni modèle.

3. Le décalage entre le moment de la recherche et le moment de sa publication est pareillement dérangeant, même s’il joue de manière différente. L’éloignement dans le temps me désespère toujours un peu, et m’impatiente beaucoup. Quand je vois des recherches enfin publiées, trois ans ou cinq ans après leur réalisation – ce qui est loin d’être rare dans un cadre académique –, je sais que je suis loin de mon désir de métier. Je ne crois pas à la valeur de distanciation et de maturation qui est souvent associée au temps qui passe. Distance et maturité se gagnent, au sein des collectifs de recherche, par le travail en commun, la confrontation et la mise à l’épreuve réciproque des thèses et analyses.

Lors de mon travail de recherche avec l’association L’âge de la tortue, à Rennes, en 2010 / 2011, je tenais un journal que je rendais public chaque jour ; à la fin de la deuxième séquence de travail, sur les trois envisagées, avec les protagonistes nous sommes convenus de l’intérêt qu’il y aurait à publier ce journal. Yves Koskas s’est saisi de la proposition ; en février 2011, il commençait à composer le livre avec les entrées des deux premières phases de cette recherche alors que j’étais immergé dans la troisième. En terme de raccourci de production, nous ne pouvions faire mieux. J’écrivais mon journal pendant que Yves avait commencé à confectionner la maquette du livre, et pendant que Nicolas Combes, porteur de ce projet européen (Correspondances citoyennes en Europe) dans lequel j’exerçais, faisait jouer les réseaux professionnels de son père, professeur d’espagnol à la retraite, pour que le livre soit traduit en castillan. Fin février, je livrais à Yves mes dernières entrées du journal et, en juin, le livre en version bilingue sortait sous le titre Carnet de correspondances / Cuaderno de correspondencias. Cette prouesse a été joyeuse, elle a été rendue possible par l’amitié des coopérations. Dans un cadre universitaire, le livre serait paru trois ou quatre ans après. La question pour moi n’est pas de faire vite, mais de faire recherche, de faire écriture et de faire édition dans le même tempo. Cette expérience aura été pour moi véritablement inaugurale ; j’ai alors pleinement pris conscience qu’il était possible de « fabriquer » autrement en sciences sociales, de fabriquer radicalement autrement.

4. Dans le rapport entre une recherche et sa publication, ce qui se fait entendre encore plus significativement, ce sont les éventuelles discordances entre le contenu publié et le support de publication, sa forme et son format. Toutes les recherches en sciences sociales passent sous les fourches caudines d’un modèle hégémonique, l’article dans une revue accréditée et le chapitre d’ouvrage. Le livre, en tant que tel, en raison de son envergure, réserve beaucoup plus de possibles, l’auteur pouvant à loisir moduler la composition de ses chapitres et jouer sur leur ordonnancement, même si, souvent, quand je lis un ouvrage publié par une maison d’édition classique, revendiquant un lectorat large, je sens que le texte a été « normalisé », en regard des prétendues attentes de ce lectorat ; les aspérités d’écriture sont gommées, les idiosyncrasies sacrifiées, le lexique spécialisé malmené. Je ne sais pas si des investigations ont été réalisées, en sciences sociales, sur ce travail de « traduction », tendanciellement de normalisation, réalisé par l’éditeur dans une attente de satisfaction d’un lectorat dit non spécialisé. Il faudrait pour cela qu’un auteur livre son manuscrit initial, les échanges successifs avec son éditeur et le texte qui se retrouve finalement en librairie. Qu’est-ce qui a été perdu ? Qu’est-ce qui a été corrigé ?

Quant aux revues académiques, désignées comme « à comité de lecture », la lecture par deux évaluateurs participent au conservatisme des formes et des styles d’écriture. Ces normes de « convenance » n’ont d’ailleurs pas besoin d’être signifiées puisqu’elles sont intériorisées par le chercheur au fur et à mesure des étapes de sa carrière. Celui qui y déroge comprend très vite que les portes de la publication (tout au moins accréditée) lui seront fermées. Je n’ai que très rarement déposé d’article pour publication auprès de revues académiques. De ma propre initiative, je ne retrouve qu’un exemple, et malheureux, dans les années 90. Il s’agissait d’une lecture du pouvoir chez Foucault. Un des reviewers avait écrit dans son rapport d’évaluation, défavorable à la publication, que ne pouvait pas être Deleuze qui veut. Jeune auteur, à l’époque, j’en avais été froissé ; aujourd’hui je savoure à sa valeur cette remarque. Ce texte a été publié dans Futur antérieur et constitue la base de mon texte sur le Pouvoir qui figure dans mon almanach en ligne, sur mon site. Et je suis assez assuré que cette pique lancée par ce « collègue » ne concernait pas fondamentalement le contenu de mon propos mais le style dans lequel il était rendu. Aujourd’hui, je ne publie quasiment jamais dans des revues accréditées et, lorsque c’est le cas, c’est la revue qui est demandeuse et, alors, conséquemment, elle prend en l’état ou ne prend pas.

Un des enjeux actuels pour les sciences sociales, tout particulièrement en contexte de recherche-action, est de varier nos écritures et de les éditer dans des formes et formats appropriés, toujours pensés et composés à dessein. Il convient donc d’expérimenter de nouveaux registres de publication et de diffusion, afin que l’écriture de la recherche puisse s’exprimer dans sa pleine singularité, et afin qu’elle puisse « parler » au mieux aux lecteurs à qui elle désire s’adresser. Et c’est bien pourquoi je parle d’un mouvement d’ensemble qui réunit la recherche, son écriture et son édition ou, dit autrement, qui corrèle étroitement contenu, adresse et réception. Dans cette perspective, la pratique du fanzine fait particulièrement sens puisque, « historiquement », le fanzine est bien un média autonome produit au sein d’une communauté d’expériences dans une visée de connaissance, d’interconnaissance et de partage au sein de cette communauté, en sachant que son périmètre n’est pas particulièrement restrictif ou restreint, pas plus qu’il n’est réellement délimité, puisqu’à l’occasion, par exemple, de la diffusion d’un fanzine lors d’un concert, l’ensemble du « public » présent en est possiblement destinataire et lecteur.

5. Je suis donc attaché à ce que la forme et le format d’édition accueillent l’écriture, entrent dans un « à-propos » stimulant avec elle et ne l’assignent pas à des normes abstraites, durcies institutionnellement, comme le sont les normes de l’édition académique en revue dite « à comité de lecture ». Ce fut d’ailleurs toujours la grandeur de métier des « ouvriers du livre » que de s’appliquer, avec une intelligence rare des signes, des caractères et de la typographie, à composer les textes, en vue de leur impression et édition, dans la plus grande attention à leur écriture et, donc, conséquemment, dans la plus grande attention à leurs conditions de lecture.

Entre une écriture et son édition, quelque chose se passe, quelque chose passe. Et ce passage mérite d’être pris en compte, réfléchi et travaillé. C’est l’expérience que j’ai partagée avec Yves Koskas quand nous nous sommes lancés dans l’édition de mes Brèves de recherche. Nous avons d’abord tenté une publication en format brochure, mais « ça » ne fonctionnait pas, comme si ce format, fait pour accueillir de longs textes développés d’un seul tenant, étouffait cette écritures rédigée par bribes et infimes. Dans ce format, je sentais mes Brèves intimidées par la forme dans laquelle elles se glissaient ; elles s’y trouvaient un peu perdues. Le format d’évidence était trop « insistant », manquait de respiration. Trop compact. Avec Yves, nous avons tenté une deuxième approche. Nous avons envisagé de les publier comme des notes ou des notices glissées dans une chemise. Et, là non plus, « ça » ne le faisait pas. Dans ce format, les Brèves se trouvaient séparées les unes des autres, isolées chacune sur son feuillet, alors qu’elles ne tiennent et ne « rendent » que parce qu’elles sont associées et qu’elles participent d’un même geste d’écriture. Le format d’édition envisagé faisait éclater le dispositif d’écriture et, en les isolant les unes des autres, retirait à ces Brèves leur portée. Finalement, mes Brèves de recherche ont été éditées sous la forme d’un pliage. Le format est léger et permet de composer les brèves sans les contraindre dans un format unique, unifiant. Chaque Brève trouve sa place, en fonction de son gabarit, une parmi les autres, chacune auprès des autres, en voisinage rapproché comme il sied à ces consœurs d’écriture.

Je n’éprouve pas le besoin de faire valoir un nouveau modèle à l’encontre de l’existant. Si les collègues épanouissent leurs recherches et leur écriture dans les formats dominants, qu’ielles poursuivent en ce sens tout à fait librement. Par contre, sur le plan d’une politique de la recherche ou, mieux, d’une politique d’écriture de la recherche, les formes et les formats de publication doivent rester très libres, adaptables afin que la publication reste en prise avec les contextes et les situations où elle prend naissance et afin qu’elle rencontre, en lecture, les personnes concernées. Et, à nouveau, la pratique du fanzine fait sens. Pour moi, une publication en sciences sociales, dans le cadre, en particulier, d’une recherche-action, est indissociable de cet effet recherché de communauté (y compris de communauté de lecteurs, au sens de Stanley Fisch [2]), même si, une fois publié, le texte échappe à ses conditions d’émergence et de confection, pour voler de ses propres ailes et rencontrer par de heureux hasards un lectorat autrement plus large.

Pascal Nicolas-Le Strat, 08 décembre 2020

[1] À visionner ici : https://www.youtube.com/watch?v=l_df5sIJjhY/, à partir de 1:26:48

[2] Je renvoie à mon texte « Quand lire c’est faire (L’autorité des communautés interprétatives) », en ligne : https://pnls.fr/quand-lire-cest-faire-lautorite-des-communautes-interpretatives/.