Jeudi 11 juin 2020 [et ajout du 27 juin]. Des centres de perspective

Le geste de recherche dont je vais traiter dans cette chronique est tenté, à l’initiative de Louis Staritzky, à l’occasion de notre recherche avec le collectif En Rue dans le quartier Jean Bart / Guynemer à Saint-Pol sur Mer.

Le mercredi 10 juin 2020, lorsque nous retrouvons les ami-es du collectif En Rue, après les longues semaines de confinement, et que nous faisons un point sur la situation du quartier, très vite Patrick et Nabyl nous parlent d’une première démolition dans le quartier, celle de la Maison des associations (ou Maison des services. Je ne suis pas sûr de sa nomination exacte). Sur un plan symbolique, le signe est fort ! Une « rénovation urbaine » qui commence par la destruction d’un des espaces communs du quartier, comme s’il fallait, en première intention, effacer ce qui signe la solidarité et l’entraide qui existent à Jean Bart / Guynemer et qui témoigne que ce quartier vit bel et bien en tant que quartier. Ce choix de détruire un des « communs » de ce territoire dialogue de manière troublante avec un article de 2018 de la Voix du Nord. Parlant de la future rénovation urbaine du quartier Jean Bart / Guynemer, le journaliste formule ce bien curieux contraste : « C’est aussi, pour l’extérieur, l’image d’un secteur peu ragoûtant quand, à l’intérieur, s’y cultivent un réseau de solidarités et un attachement au quartier », sans compter l’arrogance du titre « Saint-Pol-sur-Mer : Et si Jean-Bart – Guynemer devenait un vrai quartier » (en ligne : https://www.lavoixdunord.fr/305128/article/2018-01-26/et-si-jean-bart-guynemer-devenait-un-vrai-quartier/). Il semblerait donc que pour créer un « vrai » quartier il faille commencer par détruire ce qui contribue justement à faire quartier, une maison des associations.

La situation du NPNRU (programme de rénovation urbaine) à Jean-Bart / Guynemer est actuellement assez confuse, incertaine sur le financement des nouvelles constructions et, surtout, sans réel portage politique. Le programme n’a guère de visibilité sur son avenir proche, mais des destructions commencent (programmées où ? Décidées comment et par qui ?). Pourquoi cette précipitation pour détruire ? La démolition de cet espace utile aux habitants ressemble à un passage à l’acte, comme s’il fallait à tout prix acter que le programme se réalisera, et l’acter par une violence portée à la vie solidaire du quartier, comme s’il fallait l’inscrire dans sa chair, et au plus vite. Cette blessure signe un point de non retour. Cette parcelle, désormais à l’abandon, vide de tout bâti et de tout usage, le sera sans doute pour longtemps, et rappellera jour après jour ce qui fut et ne sera plus. Le quartier est violenté, et les habitants savent désormais à quoi s’en tenir. La « rénovation urbaine » installe d’abord sa violence, avant de mettre en œuvre ses actions. Elle commence par meurtrir comme s’il y avait nécessité, au plus vite, de dissuader tout espoir.

La Maison des associations a donc disparu ; son esthétique était assez improbable (des modules juxtaposés, entre blanc cassé et ton rosé, guère en harmonie avec les immeubles avoisinants), mais son utilité, elle, ne se démentait pas. Elle était donc moquée pour son apparence, tout en assurant des fonctions essentielles, au cœur du quartier. Le prétexte avancé pour accélérer sa démolition serait des soucis d’étanchéité. L’argument paraît bien faible. Les activités ont été déportées en périphérie du quartier et, évidemment, comme le constate Nabyl, l’éloignement porte tort à la fréquentation. Les habitants ne s’y retrouvent pas. Pour les décideurs publics, la réponse paraît « simplement » technique : on déménage une activité dans un autre lieu, et la question est réglée. Cette approche oublie qu’un lieu de ce type (une Maison des associations) constitue un monde en soi, forgé par des années d’usage et de pratique. Il est indissociable du maillage de relations et d’habitudes qui lui donnent vie. En détruisant ce bâti et en déportant ses activités, c’est tout un éco-système qui disparaît, une écologie de vie qui est malmenée, des formes de solidarité et de voisinage qui en sortent meurtries.

Mercredi après-midi, en compagnie d’Hossine, le nouveau coordonnateur du Cube, avec Louis nous nous sommes rendus à l’emplacement où était installée la Maison des associations. À sa place, désormais, un terrain nu, à peine aplani. L’ensemble laisse une impression de désolation. Il est à craindre que les ordures ne vont pas tarder à s’accumuler car le terrain est bien parti pour rester en l’état. Et dire que la mode est à l’urbanisme transitoire ! Ici, rien de tel ne semble avoir été envisagé. Rien ne laisse penser que le terrain sera réhabilité. Sera-t-il planté ? Goudronné ? Va-t-il accueillir des activités pendant le temps (long) de la rénovation du quartier, dans l’attente qu’une nouvelle maison des associations ne voit le jour ? Quelque chose a-t-il simplement été envisagé ? Hossine avançait l’hypothèse que ce terrain à l’abandon allait très vite devenir un parking « sauvage ».

À son échelle, cette situation donne à lire que ce que sera, ce que pourrait être le NPNRU du quartier Jean Bart / Guynemer : des opérations engagées sans concertation, indifférentes aux attentes des habitants, gérées sur un mode techniciste, sans porter attention aux communautés de vie affectées par la restructuration du quartier et, surtout, sans considération pour les vies qui se trouvent ainsi bouleversées.

La destruction de la Maison des associations est une sorte de répétition, avant l’heure, de ce qui attend le quartier. Elle donne à voir et à comprendre ce qu’une logique de rénovation peut réserver de pire ou, peut-être, malheureusement, de normal et d’habituel.

Avec Louis, nous avons donc le projet, en juillet prochain, de consacrer le prochain Fanzine En Rue à cette Maison des associations, trop tôt disparue, et devenue, malgré elle, symbole d’un urbanisme agressif. Elle représente un parfait contre-exemple. Ce qui lui est arrivé donne raison à En Rue, et à sa volonté d’imaginer et d’expérimenter des logiques autres, radicalement autres.

Dans un précédent fanzine, nous avions écrit que le collectif En Rue représentait un caillou glissé sous les pas de la rénovation urbaine. Ce propos avait fortement déplu. Aujourd’hui, j’émets le vœux que le fantôme de la Maison des associations vienne hanter les jours et les nuits du NPNRU. Le Fanzine En Rue va donc se charger d’agiter le spectre de cette piteuse opération.

Pour nous, cette situation fait donc recherche. Je vais tenter plusieurs formulations pour essayer d’approcher les enjeux épistémopolitiques que ce geste de recherche initié par Louis soulève à mes yeux.

D’abord, il caractérise une démarche de recherche qui ne s’indexe pas seulement, ou strictement, sur le « point de vue » du chercheur mais qui se saisit de « centres de perspective » pour faire recherche avec eux, grâce à eux. La réalité ne se découvre pas uniquement dans les yeux du chercheur mais aussi à travers des situations qui donnent à voir et à comprendre. Ce que voit et entend le chercheur est essentiel, ce que certaines situations « découvrent » l’est tout autant, et possiblement plus. Les pratiques majoritaires en sciences sociales accordent un fort privilège aux capacités et compétences du chercheur, au point, parfois, de lui accorder une forme d’omniscience. Tout part de lui (son questionnement, son écoute, son regard, ses observations) et tout revient à lui (sa compréhension, ses analyses, ses interprétations). Les méthodes de recherche vingtiémistes (entretiens, observation participante…) sont assez révélatrices de cette fétichisation de la personne même du chercheur. Cette inclinaison très « subjectiviste » est parfois rééquilibrée par des pratiques plus collectives, qui croisent regards et écoutes et émancipent la recherche d’une trop grande adhérence à la personne individuelle du chercheur. Mais cela ne saurait suffire. La recherche en sciences sociales doit élargir sa palette. Le chercheur voit (et entend) ; certaines situations, elles aussi, dès lors qu’elles sont instrumentées dans une démarche de recherche, donnent à voir et à entendre. Le chercheur n’en devient pas pour autant passif ; c’est bien lui qui « reconnaît » dans une situation donnée un possible pour la recherche, et qui va la mettre au travail en ce sens. Le chercheur se saisit d’une situation (il s’agit d’une vraie création de recherche) et la fait « fonctionner » comme instrument pour sa recherche. Il est bien initiateur du processus. Mais il a la modestie de penser que la situation concernée donne à voir au-delà, et mieux, que ce qu’il peut individuellement, par lui même, réussir à voir. Cet acte de modestie ouvre du possible pour la recherche.

Le travail du chercheur consistera alors à faire fonctionner la situation qui a attiré son attention (un geste de recherche de premier niveau) en réel « centre de perspective » dont il attend une mise en visibilité / mise en lecture de la réalité considérée (un geste de recherche de deuxième niveau). De la même façon que le « point de vue » du chercheur est élaboré par l’expérience et éduqué par son travail théorique, un « centre de perspective » est pareillement construit par la démarche de recherche. Il n’existe pas comme tel, prêt à l’emploi, sur un mode spontané. Il est élaboré par le chercheur afin de venir instrumenter sa démarche.

Il est d’abord « découvert », en l’occurrence, dans mon exemple, dans les propos de Patrick et Nabyl, puis, dans un deuxième temps, par un déplacement dans le quartier pour aller découvrir cet espace laissé vaquant par la démolition. Lorsque Nabyl et Patrick nous ont parlé de cette destruction, nous aurions pu y porter intérêt simplement le temps de la discussion, et ne pas poursuivre au-delà. Après coup, nous pouvons dire que cette démolition avait bien quelque chose à nous « dire », à nous « faire voir ». Mais, nous aurions pu ne pas lui porter plus d’attention que cela. Il se trouve que Louis s’est immédiatement connecté avec cette situation et a pris la mesure de ce qu’elle laissait entrevoir. Il a deviné sa portée. La démarche de recherche pouvait alors se mettre en mouvement.

Dès lors que le chercheur a saisi ce possible, que lui reste-t-il à faire ? Je dirais qu’il doit avoir comme première préoccupation de « fertiliser » sa découverte. Son potentiel est là. Sa portée ne fait plus de doute. Cette démolition constitue à n’en pas douter un « centre de perspective » intéressant pour notre recherche. Mais, pour que cette situation « rende » ce que l’on espère d’elle, il faut réussir à l’activer, à la stimuler, à l’aiguillonner, peut-être même à l’exalter. Quelque chose de l’ordre d’un ensemencement. La situation va donc être observée, questionnée, discutée. Elle fera l’objet de premières hypothèses. Elle sera décryptée sous différents angles théoriques. Ce travail a commencé alors que nous avions rejoint, avec Louis, l’espace antérieurement occupé par la Maison des associations et que nous déambulions en bordure du terrain. Sous nos yeux, et au fur et à mesure de nos échanges, la situation prenait consistance. Elle donnait à voir. Elle faisait entendre. Elle offrait un centre de perspective particulièrement stimulant sur le NPNRU en cours d’installation dans le quartier. Une « offrande », certes, mais qui se mérite, qui mérite de la recherche.

Si faire recherche, c’est rendre visible et lisible, alors une science sociale a intérêt à varier ses régimes de visibilité / lisibilité. Le point de vue du chercheur (rattaché à sa personne. Son regard, son écoute, ses observations, son implication) en est un, essentiel bien sûr. Il est au cœur des méthodologies vingtiémistes (entretien, observation…). Le centre de perspective (rattaché à des situations, des situations constituées en instrument de la recherche) en est un autre. Ce déplacement inaugure certainement une autre écologie de la recherche, moins centrée sur la personne du chercheur. Une nouvelle écologie des sciences sociales encore largement en recherche pour moi, et peut-être principal motif des chroniques postées sur ce blog.

Cette idée du « centre de perspective » comme équipement de recherche est arrivée dans mon travail à la lecture du livre de Philippe Artières et Mathieu Potte-Bonneville, D’après Foucault (Gestes, luttes, programmes), Les prairies ordinaires, 2007. À l’occasion d’une discussion des thèses de cet ouvrage (publiée dans mon livre Moments de l’expérimentation, accessible en ligne ici : https://pnls.fr/dapres-foucault/), j’ai pris appui sur deux citations de ces auteurs pour caractériser ce que pouvait recouvrir cette idée de « centre de perspective » chez Foucault : « l’exercice consiste à prendre appui sur une expérience, non unitaire ou synthétique, mais au contraire hétérogène et disjonctive, et à en faire non l’objet de l’enquête, mais le centre de perspective depuis lequel les catégories de cette enquête même vont être élaborées et distribuées [Mathieu Potte-Bonneville, p. 117]. Dans un autre contexte – l’intervention de Foucault en soutien d’un réfugié politique – Philippe Artières met en lumière un procédé similaire : Foucault “intervient lorsqu’un individu est menacé et, à partir de cette existence menacée, il dresse la cartographie de cette menace ; à chaque fois, une cartographie historico-politique […]. C’est l’esquisse d’une généalogie de l’État moderne qu’il veut dessiner ; une esquisse dont le point d’arrivée est précisément la société qui se dévoile avec l’affaire [concernée] ” [p. 200] ».

Enfin, pour poursuivre l’élucidation de cette démarche de recherche par « centres de perspective », il serait intéressant de la rapprocher de la théorie des analyseurs telle que Georges Lapassade et d’autres institutionnalistes ont pu la développer. Une situation peut devenir analyseur au sens où, effectivement, par sa propre dynamique, elle donne à voir et à comprendre. Elle fait analyse, objectivement, par et dans son propre mouvement. D’évidence, cette théorie des analyseurs est apparentée à ce que je viens de présenter à propos des « centres de perspective ».

Pascal NICOLAS-LE STRAT, 11 juin 2020

[Ajout du vendredi 26 juin 2020. Avec Louis, nous revenons de Dunkerque. À l’occasion d’une rencontre avec Jean-Michel et Guy (qui siège au Comité de quartier), nous comprenons mieux la triste histoire de la destruction de la Maison des associations (c’est bien son nom). Tout a démarré par la décision de la Mairie de déplacer les deux professionnels qui y travaillaient dans d’autres locaux, extérieurs au quartier. La Maison a alors perdu ses activités. Comme attendu, le vide appelle des usages et pratiques, mais des usages et pratiques qui étaient loin d’être ceux souhaités par les voisins. Les habitants ont donc insisté pour que la question de ce bâtiment à l’abandon en plein quartier soit réglée. Sa destruction a fini par « aller de soi ». J’ai un peu « mené l’enquête » auprès de Guy qui me confirme simplement que le Comité de quartier n’a été ni consulté, ni informé de la décision initiale de déménager l’activité de cette Maison des associations. Qu’est-ce qui a motivé cette décision ? Pour quelles raisons a-t-elle été prise ? Personne n’a d’explication. À partir du moment où le bâtiment était désaffecté, la décision de destruction s’est imposée, y compris, donc, pour les habitants. Jean-Christophe et Guy nous ont confirmé l’utilité de cette Maison des association avec, par exemple, la possibilité pour les habitants de venir y faire des photocopies. Et oui !, l’utilité sociale d’un lieu passe par des usages qui paraissent quelconques (pour certains) mais qui sont pourtant vitaux (pour d’autres). Nous avons eu confirmation que le bâtiment, qui avait d’abord accueilli les services de la DAS, était en bon état, avec simplement l’étanchéité de la toiture à rénover. D’ailleurs, lors de la destruction, le béton et son solide ferraillage ont vaillamment résisté aux mâchoires de la grue].

Destruction Maison des associations, quartier Jean Bart / Guynemer. Photo Salem, 2020

Commentaires

Une réponse à “Jeudi 11 juin 2020 [et ajout du 27 juin]. Des centres de perspective”

  1. Avatar de Thierry DESHAYES
    Thierry DESHAYES

    Merci pour ce récit très symptomatique des multiples microphénomènes par lesquels s’opère et se justifie l’urbanisation contemporaine. Les décideurs semblent toujours à l’affut des discours qui légitiment leurs décisions (comme ceux des « voisins », et leurs décisions semblent ajustées pour stimuler les discours qui les favorisent. Je suis curieux des multiples énoncés, institutionnels et informels qui, cumulés, ont construit cet « allant de soi » quant à la nécessaire démolition du bâtiment en question. Comment la fatalité et la résignation se construit-elle dans les discours, toujours à l’avantage des mêmes projets ? Et comment, de l’autre côté, s’entretient cette motivation et ce pouvoir de détruire ?

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