Samedi 16 mai 2020. Brèves de méthode

Brèves de méthode. Lors de mon séminaire « dit » doctoral [1] du vendredi 14 février 2020, où nous recevions Myriam Suchet autour de son livre L’horizon est ici. Pour une prolifération des modes de relation [2], à un moment de la discussion je m’appuie sur une de mes « brèves de méthode », que j’affectionne et dont j’attribue la paternité / maternité à Isabelle Stengers : nous inventons collectivement, de manière autonome, des formes ou des dispositifs qui, en retour, nous obligent chacun individuellement et tous collectivement. Myriam dans un article qui fait suite à son intervention et qui paraîtra dans le numéro 5 de la revue Agencements. Recherches et pratiques sociales en expérimentation, se rapporte à mon propos et elle me sollicite pour que je lui communique la référence exacte de Stengers sur laquelle je m’appuie. Et, là, après quelques vérifications dans mes livres, je constate que je ne dispose d’aucune référence précise.

Je mène donc l’enquête. Le fait que tous mes livres soient disponibles au format ePub me facilite la tâche. J’ai eu recours à cette « brève de méthode » à plusieurs reprises, la première fois dans un texte portant sur le récit d’expérience, figurant dans mon livre Expérimentations politiques. Je reprends la même idée dans Une sociologie des activités créatives-intellectuelles ; je la mobilise à nouveau dans Le travail du commun et, dans ce dernier, je la formule en ces termes : « Je retiens, à ce propos, ce principe de méthode formulé par Isabelle Stengers : il s’agit de concevoir ensemble, sur un mode autonome, les dispositifs qui, en retour, nous obligeront individuellement et collectivement et qui renforceront conséquemment notre pouvoir de faire et de penser ». J’ai donc toujours attribué cette trouvaille à Isabelle Stengers mais sans jamais la référencer précisément ; quand je tente de le faire, je me rapporte toujours au même passage de La Vierge et le neutrino : « la capacité pour chacun de conférer à une situation à laquelle le groupe est confronté le pouvoir de l’obliger à penser » [3]. J’en conclus donc que ma « brève de méthode » est effectivement très stengersienne, mais sans que je puisse vraiment lui en attribuer la paternité. En l’absence de nouvel indice, je vais donc pouvoir considérer que cette « brève de méthode » est de mon invention. J’ai perdu une référence mais j’y ai, personnellement, gagné une trouvaille.

Cet incident de référenciation me fait prendre conscience de l’importance de ces « brèves » sur lesquelles je m’appuie fréquemment, et que l’on retrouve donc régulièrement sous ma plume et lors de mes exposés. Je lance donc une nouvelle enquête. Ces brèves, quelles sont-elles ? Combien sont-elles ? Quelle fonction exercent-elles dans mon travail d’argumentation ?

Il en va de ces « brèves de méthode » comme des brèves de comptoir ; elles parlent vite et bien et, dans une écriture dépouillée (j’allais écrire « dans une écriture sobre »), elles restituent l’essence d’une question. Je les apprécie donc pour cela. « Nous instaurons librement des dispositifs qui, en retour, nous obligent », cette courte sentence méthodologique parvient, en peu de mots mais bien choisis, à défaire ce que Pignarre et Stengers nomment des « alternatives infernales » [4], à savoir, en l’occurrence : soit nous sommes autonomes, soit nous sommes contraints, soit nous sommes libres, soit nous sommes déterminés. Ce précepte, dans un mouvement de pensée que je trouve élégant, et assurément percutant, enseigne que nous sommes collectivement auteurs des règles qui, en retour, vont obliger nos vies collectives.

La formulation est resserrée, l’écriture économe de ses mots et le raisonnement, lui, de grande portée. Cette réussite argumentative tient en un terme, à l’insertion d’une locution adverbiale, « en retour », une locution qui établit une continuité logique (entre choix et obligation, entre autonomie et hétéronomie) tout en opérant un changement de plan, principalement temporel (du choix à ses conséquences, du moment de l’instauration à celui de l’effectivité). Cette « brève de méthode » possède une réelle valeur démocratique car elle atteste notre capacité à auto-définir les dispositions et les dispositifs indispensables au gouvernement de nos vies collectives (principe d’autonomie) tout en reconnaissant que ces dispositions, une fois établies, font « nécessité » et viennent nous obliger. Elles nous font obligation non pas comme pourrait y parvenir une injonction extérieure, qui s’apparenterait alors plutôt à une contrainte, mais comme effet retour, comme conséquence obligée, de nos propres choix et de l’exercice de nos libertés (principe de responsabilité).

Dans mes écrits, ou lors de mes conférences, je dégoupille d’autres « brèves » de même style.

L’une que j’aime particulièrement est construite comme un jeu à trois mots : dispositif, disposition, disponibilité. Pour ne pas risquer de rompre le charme que provoque pour moi le rapprochement de ces trois termes, je me suis bien gardé de vérifier si cette association lexicale se justifie sur un plan étymologique. Et je ne le vérifierai pas plus aujourd’hui. Je pense que cette petite cordée argumentative a émergé lors de mon travail sur le projet ECObox (un jardin commun) [5] dans le quartier La Chapelle à Paris. J’étudiais la qualité de ce projet, et je mettais en avant son accessibilité (les personnes du quartier s’y rendaient en nombre, le lieu ne provoquait pas (trop) d’intimidation), sa porosité (le lieu pouvait être investi de manière très différente, sur de nombreux plans, par de multiples « entrées ») et, finalement, sa disponibilité (à l’intérieur de ce lieu, chacun avait loisir d’y développer ses propositions). Dans mon rapport de recherche, je soulignais que cette disponibilité n’était pas, en premier lieu, une affaire de personnes (de comportement, d’attitude, de disposition individuelle) mais relevait avant tout d’une construction politique et, donc, d’une conception des dispositifs mis en œuvre dans le lieu. Certains dispositifs renvoient de la disponibilité, d’autres de la fermeture ou de la rigidité. J’écrivais donc qu’un projet du type ECObox « implique une grande disponibilité, autant pour les personnes, qui restent attentives à la vie du lieu et réceptives à ce qui s’y déroule, que pour le projet lui-même qui, pour sa part, reste accessible afin d’intégrer la variété des initiatives et des usages. Cette disponibilité est incorporée (objectivement) dans les fonctionnements » (p. 40).

Dans ce panthéon de mes petits riens méthodologiques, je dispose en bonne place le verbe « découvrir » en raison de sa double acception, particulièrement séduisante pour un chercheur. Découvrir peut être associé à la découverte et au riche imaginaire qui lui est associé : le promeneur qui part à la découverte ou l’explorateur qui, lui, part en découverte. Mais ce même verbe, « découvrir », signifie lever le voile, soulever l’obstacle qui masque ou ferme afin de laisser voir, de montrer, d’accéder. Cette deuxième acception est, elle aussi, tout à fait opportune pour un chercheur. Donc, fréquemment dans mes écrits je m’appuie sur cette double acception pour venir dire à quel point la science sociale est à la fois aventure et ouverture, trouvaille et accès. Dans ce même registre des variations de sens, j’aime moduler le verbe « éprouver ». Il renvoie à l’idée d’épreuve, inhérente à une pratique de recherche et à ses efforts pour fiabiliser ses observations et analyses. Le savoir aura été « éprouvé », il aura subi un certain nombre d’épreuves. Il aura été recoupé, confronté, controversé. Mais, tout aussi précieux pour l’épistémopolitique que je défends, ce savoir aura été vécu, perçu, ressenti par le chercheur, corps à corps. Les observations et analyses que le chercheur avance, il les aura éprouvées dans son implication car il aura « fait » avec les personnes, il aura agi avec elles, il aura partagé certaines de leurs expériences. Ces observations et analyses auront effectivement été éprouvées.

Cette enquête sur mes « brèves de méthode » me met en mémoire un événement de lecture, qui m’a apporté la clé politique pour aborder les micropolitiques. Quand j’ai commencé à travailler ces questions vers la fin des années 90, les dimensions micro, les expérimentations, les logiques d’interstices n’étaient pas encore vraiment d’actualité. Le « macro » régnait en maître (la lutte des classes, les mouvements de libération…). Quand j’arrivais avec mes petites choses (des jardins communs, des friches, des co-créations…), mon propos était reçu avec plutôt de la sympathie mais un peu comme un entracte avant de (re)passer à des choses (plus) sérieuses. Cette situation m’attristait car je restais, par ailleurs, tout à fait convaincu de l’importance des luttes sociales et des mobilisations globales. Dans son rapport au macro, le micro se trouvait inévitablement déconsidéré. Deleuze m’a sorti de ce piège. Dans Deux régimes de fous [6], Deleuze déclare que la tension micro / macro ne relève pas principalement d’un enjeu de taille ou d’échelle mais d’une différence dans la manière pour une réalité de venir en existence. En mode micro, elle arrive à l’existence sur le mode d’une intensité, d’une accélération, d’une percée. Elle file, elle transperce, elle intensifie. Je pouvais alors caractériser l’ontologie propre au micro, indépendamment d’un rapport d’échelle qui lui était inévitablement défavorable. Ce déplacement a été pour moi décisif. La lecture de Deleuze m’a permis de sortir la question micro de son face à face stérile et intimidant avec le macro et, donc, de lui reconnaître une spécificité d’existence, que j’ai alors pu commencer à travailler. Cette « brève de méthode » (le micro agit en intensité, par intensités, indépendamment d’effets de taille ou d’échelle) a eu un retentissement important dans mes travaux, elle est au cœur de mes deux livres Expérimentations politiques et Moments de l’expérimentation.

Il me reste donc à en « découvrir » d’autres, certaines sans doute dès à présent actives dans mes travaux, d’autres qui ne manqueront pas de l’être. Je suis heureux de ce début d’enquête car elle vient alimenter mon projet d’Almanach sociologique que je réfléchis en ce moment avec Yves. Ces « brèves de méthode », à n’en pas douter, y prendront pleinement place.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, 16 mai 2020

[1] http://www.commun-en-recherche.org/.

[2] Myriam Suchet, L’horizon est ici. Pour une prolifération des modes de relation, Éditions du commun, 2019 https://www.editionsducommun.org/collections/all/products/l-horizon-est-ici-myriam-suchet/.

[3] Isabelle Stengers, La Vierge et le neutrino (Les scientifiques dans la tourmente), Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2006, p. 267

[4] Et, là, pour cette fois, l’attribution de cette formule ne fait aucun doute. La paternité / maternité en revient à Philippe Pignarre et Isabelle Stengers in La sorcellerie capitaliste – Pratiques de désenvoûtement, La Découverte, 2005, p. 38 et sq.

[5] https://pnls.fr/un-projet-deco-urbanite-lexperience-decobox-dans-le-quartier-la-chapelle-a-paris-format-pdf/.

[6] Gilles Deleuze, Deux régimes de fous (textes et entretiens 1975-1995), Les éd. de Minuit, 2003, p. 113-114.


Commentaires

Une réponse à “Samedi 16 mai 2020. Brèves de méthode”

  1. Avatar de Sébastien JOFFRES
    Sébastien JOFFRES

    Je me dis que tu as aussi une piste du côté de tes brèves méthodologiques sur le plan de la pédagogie et sur celui de l’écriture, si tant est qu’il faille faire une distinction entre ces deux et la recherche.

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