À l’occasion d’un échange avec Samuel Etienne, dont le travail de recherche porte sur la pratique du fanzine, je découvre l’appellation « acazine » qui désigne les fanzines de recherche. « Depuis le milieu des années 2010, le fanzine apparaît également dans le milieu universitaire comme un nouvel outil de recherche et de communication scientifique – le terme acazine pour academic zine a d’ailleurs été proposé par l’historienne Lucy Robinson pour désigner ces fanzines de recherche édités notamment lors de conférences portant sur le mouvement punk (Robinson L. (2019). Zines and history: zines as history. In: The Subcultures Network (ed.). Ripped, torn and cut. Manchester University Press) » [1]. Je ne me doutais pas que le fanzine En Rue [2] que nous diffusons dans les quartiers Jean Bart / Guynemer et Degroote (agglomération de Dunkerque) relevait d’une catégorisation scientifique, que ce type de pratiques était déjà « saisi » par l’institution « sciences sociales » et qu’une communauté de recherche dédiée était en voie de constitution. Samuel Etienne m’a sollicité pour un dossier qu’il dépose dans le cadre de l’Appel À Projets « Ateliers Condorcet 2020 » avec la proposition de créer un séminaire à Campus Condorcet « ACAZINE, le fanzine nouvel outil de recherche académique ». J’ai répondu favorablement à son invitation. Le séminaire aura donc pour objectif d’étudier la place du fanzine comme outil de recherche en sciences humaines et sociales.
Samuel Etienne a découvert par hasard nos fanzines En Rue. Il a pris contact avec moi et nous nous sommes rencontrés le 7 février dernier. Il me dit à cette occasion que notre pratique des fanzines en recherche-action est une expérience nouvelle et qu’il ne connaît pas d’exemple similaire. Je le trouve d’un contact facile et d’un commerce agréable. Dans le dossier qu’il a déposé pour les ateliers Condorcet, dans la bibliographie d’une quinzaine de références qu’il communique en appui de l’argumentaire, il référencie l’article du Collectif-en-devenir « Pratiques de fanzines, une discussion fictive tirée de faits réels » paru dans le numéro 4 de la revue Agencements. Recherches et pratiques sociales en expérimentation [3], ainsi que la « Sociologie de poche » que nous signons Louis Staritzky et moi chez Ours éditions [4]. Louis est lui aussi associé à cette proposition d’Atelier Condorcet.
Il y a de la part de Samuel une vraie considération pour notre travail et une réelle envie de collaboration. J’ai aimé aussi son enthousiasme pour son « objet » de recherche. Et c’est donc bien parce que ce dossier ne me pose pas de souci sur le plan interpersonnel et professionnel que je trouve intéressant de l’analyser sur un plan institutionnel, un exercice auquel nous nous prêtons rarement. Dans cette situation, il n’y a pas de facteurs « parasites » (méfiance, doute, regret) qui viendraient affecter ma tentative de décryptage. Le dossier a été constitué « honnêtement » et son caractère relativement « neutre » en fait un excellent exemple pour tenter de déchiffrer les processus d’institutionnalisation à l’œuvre dans notre pratiques universitaires, en particulier lorsqu’elles s’emparent d’une expérience sociale (le fanzine) pour la constituer en « objet » de recherche. Je saisis aussi l’opportunité de ce dossier pour élucider le jeu des hiérarchies symboliques et des rapports de pouvoir inhérents à un acte aussi ordinaire, aussi quelconque, que le dépôt d’une proposition dans le cadre d’un Appel À Projets.
L’acte fondateur du mouvement d’institutionnalisation en objet de recherche d’une réalité sociale est le travail de nomination, de désignation. Nommer avec un terme différent que celui véhiculé par le langage courant n’a évidemment rien d’anodin car ce geste a pour visée de requalifier une part de réalité (ici la pratique fanzine) en vue de la constituer comme terrain de recherche. La désignation dans des termes spécialisés (ceux de la recherche en science sociale) affecte le mode d’existence de cette réalité, et elle le fait évidemment en fonction des attentes du chercheur. Désigner, nommer, définir contribuent à « ré-inventer » une réalité, afin de la faire exister dans l’intérêt professionnel du spécialiste. L’objet doit être suffisamment caractérisé pour pouvoir être étudié. Il s’agit de faire la part entre ce qui sera pris en compte et ce qui restera ignoré. Sous sa nouvelle désignation, cet « objet » sera en quelque sorte « habilité » par l’institution sciences sociales, et accrédité comme sujet légitime de savoir.
Le chercheur aurait donc grand tort, sur un plan épistémologique, d’oublier qu’il réinvente (qu’il invente pour son compte propre, dans son intérêt de spécialiste), pour une part, la réalité qu’il tente d’appréhender. Son geste est inévitablement intrusif, et perturbateur. Fanzine est le terme couramment utilisé par ceux et celles qui auto-éditent et auto-diffusent ce type de journaux, libres et autonomes ; je doute qu’il en aille de même avec « acazine ». Alors pourquoi substituer un terme à un autre ? Je ne néglige pas l’intérêt qu’il y ait parfois à créer « du » langage spécialisé par nécessité de recherche. Simplement, je crois essentiel de se questionner sur ce qui motive cette substitution, ce processus de disqualification / requalification. Ce travail du langage – ce travail avec le langage – qui caractérise toute recherche en sciences sociales peut contribuer à un meilleur réglage de l’effort d’interprétation et d’analyse, Mais il peut tout aussi fréquemment traduire avant tout une volonté de « distinction » au sein du champ académique, afin de valoriser un objet de recherche et d’en asseoir la légitimité dans le paysage très concurrentiel des sciences sociales. Combien de « théories » rencontrent un relatif succès en partie grâce à un « joli coup » langagier, par un choix de vocabulaire qui aura séduit et accroché l’intérêt ?
Quand le chercheur introduit une nouvelle manière de nommer, il est difficile d’en évaluer la pertinence. Le bien-fondé de ce geste se vérifiera à l’épreuve, dans la durée. Est-ce que son usage s’imposera ? Est-ce que cette nouvelle désignation suscitera des dynamiques intéressantes pour le champ de recherche concerné ? Est-ce que parler d’acazine au lieu de fanzine créera quelque chose d’intéressant ? Tous les « coups langagiers » ne réussissent pas.
Le risque est que le spécialiste monte une mayonnaise et, qu’au final, elle ne prenne pas. Henri Lefebvre recourt à cette image culinaire pour évoquer des spécialistes qui se saisissent d’un fragment de réalité et qui, ensuite, « ont une curieuse façon de le traiter, qui consiste à l’épaissir, à le rendre consistant, à le durcir jusqu’à ce qu’il ait l’air de tenir. Comme disent d’une crème ou d’une mayonnaise les ménagères : ils le font prendre. Une fois « pris », ce réel n’est plus un petit champ ; c’est un domaine, une région, voire, si le traitement est habile, un petit « monde ». Ensuite ses droits établis et ses titres de propriété en main, le spécialiste peut jouir en toute tranquillité de ses biens et penser à les transmettre par héritage » [5]. Les sciences sociales se développent (aussi) sur ce modèle, surtout quand les chercheurs se laissent prendre par des jeux institutionnels de distinction et qu’ils aspirent au plus vite et au plus rapide (bien trop vite) à obtenir un premier accessit pour leur objet de recherche.
Pourquoi ai-je accepté de m’associer à cette proposition d’atelier Condorcet ? Je n’évacue pas le fait de m’être senti flatté par cette invitation. Mais si je passe outre ce motif affectif, j’en viens à une raison qui, elle, a été pesée et réfléchie. Lorsque l’Appel À Projets « Ateliers Condorcet 2020 » a été publié, j’ai eu envie d’y répondre. Depuis l’ouverture du Campus (en septembre 2019), je fais le choix d’y travailler [6]. Y développer un séminaire m’intéressait donc. J’ai étudié la possibilité de réponse mais j’ai vite renoncé par manque d’énergie et en l’absence de réelles pistes de travail. Par ailleurs, pour candidater à ce type d’appel d’offre, il faut faire alliance avec d’autres collègues et d’autres laboratoires pour crédibiliser le dossier, et je n’avais ni le temps ni l’envie de prendre des contacts et de mener les discussions nécessaires. Samuel Etienne, lui, a fait cet effort et il m’a sollicité. Un chercheur en plus, un laboratoire supplémentaire contribuent à crédibiliser la réponse à l’appel à projets. Donc Samuel Etienne m’a servi sur un plateau… le séminaire Condorcet qui m’intéressait et, en retour, dans la corbeille de collaboration, j’ai mis… les fanzine En Rue.
Et, là, à n’en pas douter, il se passe quelque chose.
D’abord, une histoire « réelle ». Pour les fanzines En Rue, je n’y suis pour rien, strictement pour rien. La trouvaille est de Louis Staritzky, à partir de sa déjà longue expérience des fanzines (Lapalissades) éditées par le collectif-en-devenir, dont il est membre. J’ai simplement compris immédiatement que la proposition de Louis était géniale, et j’ai dit un grand oui.
Ensuite l’histoire telle que l’institution universitaire pourrait la tracer. Elle est en germe dans un paragraphe du dossier déposé dans le cadre de cet Appel À Projets « Ateliers Condorcet 2020 » : « P. Nicolas-Le Strat accueille dans son laboratoire le Collectif-en-devenir qui est un collectif de doctorant-es ayant une pratique soutenue de fanzines en milieu universitaire et dans le cadre de recherches-action. Il a publié « Une sociologie de poche » coécrit avec L. Staritzky, livre imprimé sur un format A3, plié en quatre puis agrafé. Il édite également le Fanzine en rue, journal autoédité de sociologie urbaine ». Ces quelques lignes, dans leur banalité, confirme simplement ce fait massif que l’histoire s’énonce systématiquement du point de vue de l’institution majoritaire. En l’occurrence, l’histoire se construit du point de vue du professeur, directeur de laboratoire.
Sur ce coup, j’ai manqué de vigilance. Je dois dire que je n’ai pas relu le dossier dans sa version finale. J’ai eu entre les mains un si grand nombre de dossiers de ce type, soit parce que j’en ai été rédacteur, soit parce que je les ai avisés en tant que directeur de laboratoire, soit parce que je suis sollicité pour les expertiser, que je n’y prête plus guère d’attention, ni leur accorde beaucoup d’intérêt. Ce sont des écrits qui restent cantonnés à la procédure de l’appel d’offre, et qui s’oublient aussi vite qu’ils ont été expertisés.
Cette captation réelle et symbolique par le chercheur le plus titré, donc le plus en pouvoir institutionnel, est le modèle habituel de fonctionnement de l’institution universitaire, sinon on ne peut comprendre les CV d’une taille improbable que les professeurs d’université peuvent afficher.
En tant que professeur d’université, que m’apporte ce dossier de candidature à un appel à projet ? Essentiellement, une ligne de CV, et dans une rubrique plutôt valorisée car la réponse à ce type d’appel concurrentiel est supposée démontrer le dynamisme de recherche de l’enseignant-chercheur concerné. Pour prendre la mesure de l’importance de la ligne de CV, il faut comprendre sa fonction dans l’économie réelle et symbolique de l’institution universitaire. La ligne de CV est le régime « monétaire » spécifique à cette institution. La ligne de CV n’est rien d’autre que la « monnaie » qui gouverne l’économie symbolique et matérielle spécifique au monde académique. La ligne de CV réunit toutes les caractéristiques d’une « monnaie » ; elle en possède toutes les fonctions (outil de mesure / fonction d’équivalent, outil d’échange / fonction de circulation, outil d’appropriation / fonction de capitalisation). Elle agit comme équivalent général : tout peut se traduire en ligne de CV (d’une personne ou d’un laboratoire), un article, une communication ou une réponse à appel à projet… Elle fonctionne semblablement comme « moyen de circulation » de la valeur ; la ligne de CV circule dans l’institution académique à l’occasion de l’évaluation des laboratoires, des candidatures à une qualification, de l’expertise des dossiers pour un emploi, de multiples dossiers de financement… De partout, et systématiquement, l’universitaire doit aligner du CV. Et, enfin, la ligne de CV se capitalise ; elle est constitutive d’un capital que l’universitaire va s’employer à valoriser tout au long de sa carrière. Cette ligne de CV peut évidemment se démonétiser, si elle ne s’inscrit pas significativement dans la circulation de la valeur universitaire, par exemple si l’enseignant-chercheur ne publie pas dans des revues accréditées ou s’il ne se montre pas suffisamment entreprenant en termes de communications ou de réponses à des appels à projet.
En m’associant à son dossier en préparation, Samuel Etienne contribue à ma « valorisation ». Son invitation atteste que je ne suis pas « démonétisé » et que mes lignes de CV sont encore source de valeur au sein de l’institution académique, et donc qu’ils peuvent, à leur tour, « valoriser » le dossier qui sera déposé.
Ce système de valorisation et sa capitalisation par le statut (professeur des universités) sont bien sûr, classiquement, un instrument de captation et de prédation. Ma « valeur » professorale, en l’occurrence, dans cette situation particulière, tient au fait que mon statut, indépendamment de ma personne (de mon intention), « capte », possiblement « capture », notre expérience collective des fanzines.
Qu’est-ce que nous pouvons opposer à ces logiques impérieuses, et impériales (en domination) ? Nos coopérations. Le rapport substantiellement égalitaire d’une coopération. Et cette opposition – cette contre-effectuation de la logique majoritaire – a pour nom : revue Agencements, réseau des Fabriques de sociologie, recherches en réciprocité… travail du commun. Je ne crois pas aux belles âmes. Ce sont les construits collectifs qui permettent de faire face, et de résister.
Et je ne doute pas que si l’atelier Condorcet est décroché, et que le séminaire se met en place, nos coopérations et notre travail du commun viendront défaire ces emprises majoritaires. L’enjeu porte bel et bien sur la conception (politique) d’un système de « valorisation » (création et circulation de la valeur au sein des mondes de la recherche). Comment parvenir à contredire un modèle dominant de valorisation, indexé fortement au statut, pour faire valoir d’autres pratiques, d’autres perspectives… d’autre modes d’établissement d’une valeur ? Je crois cette bagarre absolument essentielle.
Le fanzine est une question qui rencontre aujourd’hui l’intérêt de l’institution « sciences sociales » ; elle acquiert de la valeur. Elle entre dans le circuit académique de la valorisation. Comment, nous qui en avons développé une pratique en recherche-action, dans une visée démocratique et émancipatrice, faisons face à cette « prise » institutionnelle ? Et ce peut être une très belle prise.
Pascal NICOLAS-LE STRAT, 10 mai 2020
[1] ACAZINE, le fanzine nouvel outil de recherche académique, Samuel Etienne, Gérôme Guibert, Pascal Nicolas-Le Strat, Appel À Projet « Ateliers Condorcet 2020 », avril 2020.
[2] Quatre fanzines ont été diffusés ; ils sont disponibles au format pdf. sur le blog de la recherche En Rue : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/.
[3] https://www.editionsducommun.org/collections/revues/.
[4] Cette « Sociologie de poche » est éditée par Yves Koskas, dans une typographie très soignée, sous la forme d’une page A3 pliée en un cahier de 16 pages (couverture comprise) : https://ours-editions.kkaoss.net/produit/sociologie-de-poche-01/.
[5] Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne II. Fondements d’une sociologie de la quotidienneté, L’Arche éditeur, 1961, p. 31.
[6] J’en explique les raisons dans mon article « Faire recherche en voisinant », août 2019, en ligne ; https://pnls.fr/faire-recherche-en-voisinant/.
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