Dimanche 10 mai 2020. Institutionnalisation ordinaire

À l’occasion d’un échange avec Samuel Etienne, dont le travail de recherche porte sur la pratique du fanzine, je découvre l’appellation « acazine » qui désigne les fanzines de recherche. « Depuis le milieu des années 2010, le fanzine apparaît également dans le milieu universitaire comme un nouvel outil de recherche et de communication scientifique – le terme acazine pour academic zine a d’ailleurs été proposé par l’historienne Lucy Robinson pour désigner ces fanzines de recherche édités notamment lors de conférences portant sur le mouvement punk (Robinson L. (2019). Zines and history: zines as history. In: The Subcultures Network (ed.). Ripped, torn and cut. Manchester University Press) » [1]. Je ne me doutais pas que le fanzine En Rue [2] que nous diffusons dans les quartiers Jean Bart / Guynemer et Degroote (agglomération de Dunkerque) relevait d’une catégorisation scientifique, que ce type de pratiques était déjà « saisi » par l’institution « sciences sociales » et qu’une communauté de recherche dédiée était en voie de constitution. Samuel Etienne m’a sollicité pour un dossier qu’il dépose dans le cadre de l’Appel À Projets « Ateliers Condorcet 2020 » avec la proposition de créer un séminaire à Campus Condorcet « ACAZINE, le fanzine nouvel outil de recherche académique ». J’ai répondu favorablement à son invitation. Le séminaire aura donc pour objectif d’étudier la place du fanzine comme outil de recherche en sciences humaines et sociales.

Samuel Etienne a découvert par hasard nos fanzines En Rue. Il a pris contact avec moi et nous nous sommes rencontrés le 7 février dernier. Il me dit à cette occasion que notre pratique des fanzines en recherche-action est une expérience nouvelle et qu’il ne connaît pas d’exemple similaire. Je le trouve d’un contact facile et d’un commerce agréable. Dans le dossier qu’il a déposé pour les ateliers Condorcet, dans la bibliographie d’une quinzaine de références qu’il communique en appui de l’argumentaire, il référencie l’article du Collectif-en-devenir « Pratiques de fanzines, une discussion fictive tirée de faits réels » paru dans le numéro 4 de la revue Agencements. Recherches et pratiques sociales en expérimentation [3], ainsi que la « Sociologie de poche » que nous signons Louis Staritzky et moi chez Ours éditions [4]. Louis est lui aussi associé à cette proposition d’Atelier Condorcet.

Il y a de la part de Samuel une vraie considération pour notre travail et une réelle envie de collaboration. J’ai aimé aussi son enthousiasme pour son « objet » de recherche. Et c’est donc bien parce que ce dossier ne me pose pas de souci sur le plan interpersonnel et professionnel que je trouve intéressant de l’analyser sur un plan institutionnel, un exercice auquel nous nous prêtons rarement. Dans cette situation, il n’y a pas de facteurs « parasites » (méfiance, doute, regret) qui viendraient affecter ma tentative de décryptage. Le dossier a été constitué « honnêtement » et son caractère relativement « neutre » en fait un excellent exemple pour tenter de déchiffrer les processus d’institutionnalisation à l’œuvre dans notre pratiques universitaires, en particulier lorsqu’elles s’emparent d’une expérience sociale (le fanzine) pour la constituer en « objet » de recherche. Je saisis aussi l’opportunité de ce dossier pour élucider le jeu des hiérarchies symboliques et des rapports de pouvoir inhérents à un acte aussi ordinaire, aussi quelconque, que le dépôt d’une proposition dans le cadre d’un Appel À Projets.

L’acte fondateur du mouvement d’institutionnalisation en objet de recherche d’une réalité sociale est le travail de nomination, de désignation. Nommer avec un terme différent que celui véhiculé par le langage courant n’a évidemment rien d’anodin car ce geste a pour visée de requalifier une part de réalité (ici la pratique fanzine) en vue de la constituer comme terrain de recherche. La désignation dans des termes spécialisés (ceux de la recherche en science sociale) affecte le mode d’existence de cette réalité, et elle le fait évidemment en fonction des attentes du chercheur. Désigner, nommer, définir contribuent à « ré-inventer » une réalité, afin de la faire exister dans l’intérêt professionnel du spécialiste. L’objet doit être suffisamment caractérisé pour pouvoir être étudié. Il s’agit de faire la part entre ce qui sera pris en compte et ce qui restera ignoré. Sous sa nouvelle désignation, cet « objet » sera en quelque sorte « habilité » par l’institution sciences sociales, et accrédité comme sujet légitime de savoir.

Le chercheur aurait donc grand tort, sur un plan épistémologique, d’oublier qu’il réinvente (qu’il invente pour son compte propre, dans son intérêt de spécialiste), pour une part, la réalité qu’il tente d’appréhender. Son geste est inévitablement intrusif, et perturbateur. Fanzine est le terme couramment utilisé par ceux et celles qui auto-éditent et auto-diffusent ce type de journaux, libres et autonomes ; je doute qu’il en aille de même avec « acazine ». Alors pourquoi substituer un terme à un autre ? Je ne néglige pas l’intérêt qu’il y ait parfois à créer « du » langage spécialisé par nécessité de recherche. Simplement, je crois essentiel de se questionner sur ce qui motive cette substitution, ce processus de disqualification / requalification. Ce travail du langage – ce travail avec le langage – qui caractérise toute recherche en sciences sociales peut contribuer à un meilleur réglage de l’effort d’interprétation et d’analyse, Mais il peut tout aussi fréquemment traduire avant tout une volonté de « distinction » au sein du champ académique, afin de valoriser un objet de recherche et d’en asseoir la légitimité dans le paysage très concurrentiel des sciences sociales. Combien de « théories » rencontrent un relatif succès en partie grâce à un « joli coup » langagier, par un choix de vocabulaire qui aura séduit et accroché l’intérêt ?

Quand le chercheur introduit une nouvelle manière de nommer, il est difficile d’en évaluer la pertinence. Le bien-fondé de ce geste se vérifiera à l’épreuve, dans la durée. Est-ce que son usage s’imposera ? Est-ce que cette nouvelle désignation suscitera des dynamiques intéressantes pour le champ de recherche concerné ? Est-ce que parler d’acazine au lieu de fanzine créera quelque chose d’intéressant ? Tous les « coups langagiers » ne réussissent pas.

Le risque est que le spécialiste monte une mayonnaise et, qu’au final, elle ne prenne pas. Henri Lefebvre recourt à cette image culinaire pour évoquer des spécialistes qui se saisissent d’un fragment de réalité et qui, ensuite, « ont une curieuse façon de le traiter, qui consiste à l’épaissir, à le rendre consistant, à le durcir jusqu’à ce qu’il ait l’air de tenir. Comme disent d’une crème ou d’une mayonnaise les ménagères : ils le font prendre. Une fois « pris », ce réel n’est plus un petit champ ; c’est un domaine, une région, voire, si le traitement est habile, un petit « monde ». Ensuite ses droits établis et ses titres de propriété en main, le spécialiste peut jouir en toute tranquillité de ses biens et penser à les transmettre par héritage » [5]. Les sciences sociales se développent (aussi) sur ce modèle, surtout quand les chercheurs se laissent prendre par des jeux institutionnels de distinction et qu’ils aspirent au plus vite et au plus rapide (bien trop vite) à obtenir un premier accessit pour leur objet de recherche.

Pourquoi ai-je accepté de m’associer à cette proposition d’atelier Condorcet ? Je n’évacue pas le fait de m’être senti flatté par cette invitation. Mais si je passe outre ce motif affectif, j’en viens à une raison qui, elle, a été pesée et réfléchie. Lorsque l’Appel À Projets « Ateliers Condorcet 2020 » a été publié, j’ai eu envie d’y répondre. Depuis l’ouverture du Campus (en septembre 2019), je fais le choix d’y travailler [6]. Y développer un séminaire m’intéressait donc. J’ai étudié la possibilité de réponse mais j’ai vite renoncé par manque d’énergie et en l’absence de réelles pistes de travail. Par ailleurs, pour candidater à ce type d’appel d’offre, il faut faire alliance avec d’autres collègues et d’autres laboratoires pour crédibiliser le dossier, et je n’avais ni le temps ni l’envie de prendre des contacts et de mener les discussions nécessaires. Samuel Etienne, lui, a fait cet effort et il m’a sollicité. Un chercheur en plus, un laboratoire supplémentaire contribuent à crédibiliser la réponse à l’appel à projets. Donc Samuel Etienne m’a servi sur un plateau… le séminaire Condorcet qui m’intéressait et, en retour, dans la corbeille de collaboration, j’ai mis… les fanzine En Rue.

Et, là, à n’en pas douter, il se passe quelque chose.

D’abord, une histoire « réelle ». Pour les fanzines En Rue, je n’y suis pour rien, strictement pour rien. La trouvaille est de Louis Staritzky, à partir de sa déjà longue expérience des fanzines (Lapalissades) éditées par le collectif-en-devenir, dont il est membre. J’ai simplement compris immédiatement que la proposition de Louis était géniale, et j’ai dit un grand oui.

Ensuite l’histoire telle que l’institution universitaire pourrait la tracer. Elle est en germe dans un paragraphe du dossier déposé dans le cadre de cet Appel À Projets « Ateliers Condorcet 2020 » : « P. Nicolas-Le Strat accueille dans son laboratoire le Collectif-en-devenir qui est un collectif de doctorant-es ayant une pratique soutenue de fanzines en milieu universitaire et dans le cadre de recherches-action. Il a publié « Une sociologie de poche » coécrit avec L. Staritzky, livre imprimé sur un format A3, plié en quatre puis agrafé. Il édite également le Fanzine en rue, journal autoédité de sociologie urbaine ». Ces quelques lignes, dans leur banalité, confirme simplement ce fait massif que l’histoire s’énonce systématiquement du point de vue de l’institution majoritaire. En l’occurrence, l’histoire se construit du point de vue du professeur, directeur de laboratoire.

Sur ce coup, j’ai manqué de vigilance. Je dois dire que je n’ai pas relu le dossier dans sa version finale. J’ai eu entre les mains un si grand nombre de dossiers de ce type, soit parce que j’en ai été rédacteur, soit parce que je les ai avisés en tant que directeur de laboratoire, soit parce que je suis sollicité pour les expertiser, que je n’y prête plus guère d’attention, ni leur accorde beaucoup d’intérêt. Ce sont des écrits qui restent cantonnés à la procédure de l’appel d’offre, et qui s’oublient aussi vite qu’ils ont été expertisés.

Cette captation réelle et symbolique par le chercheur le plus titré, donc le plus en pouvoir institutionnel, est le modèle habituel de fonctionnement de l’institution universitaire, sinon on ne peut comprendre les CV d’une taille improbable que les professeurs d’université peuvent afficher.

En tant que professeur d’université, que m’apporte ce dossier de candidature à un appel à projet ? Essentiellement, une ligne de CV, et dans une rubrique plutôt valorisée car la réponse à ce type d’appel concurrentiel est supposée démontrer le dynamisme de recherche de l’enseignant-chercheur concerné. Pour prendre la mesure de l’importance de la ligne de CV, il faut comprendre sa fonction dans l’économie réelle et symbolique de l’institution universitaire. La ligne de CV est le régime « monétaire » spécifique à cette institution. La ligne de CV n’est rien d’autre que la « monnaie » qui gouverne l’économie symbolique et matérielle spécifique au monde académique. La ligne de CV réunit toutes les caractéristiques d’une « monnaie » ; elle en possède toutes les fonctions (outil de mesure / fonction d’équivalent, outil d’échange / fonction de circulation, outil d’appropriation / fonction de capitalisation). Elle agit comme équivalent général : tout peut se traduire en ligne de CV (d’une personne ou d’un laboratoire), un article, une communication ou une réponse à appel à projet… Elle fonctionne semblablement comme « moyen de circulation » de la valeur ; la ligne de CV circule dans l’institution académique à l’occasion de l’évaluation des laboratoires, des candidatures à une qualification, de l’expertise des dossiers pour un emploi, de multiples dossiers de financement… De partout, et systématiquement, l’universitaire doit aligner du CV. Et, enfin, la ligne de CV se capitalise ; elle est constitutive d’un capital que l’universitaire va s’employer à valoriser tout au long de sa carrière. Cette ligne de CV peut évidemment se démonétiser, si elle ne s’inscrit pas significativement dans la circulation de la valeur universitaire, par exemple si l’enseignant-chercheur ne publie pas dans des revues accréditées ou s’il ne se montre pas suffisamment entreprenant en termes de communications ou de réponses à des appels à projet.

En m’associant à son dossier en préparation, Samuel Etienne contribue à ma « valorisation ». Son invitation atteste que je ne suis pas « démonétisé » et que mes lignes de CV sont encore source de valeur au sein de l’institution académique, et donc qu’ils peuvent, à leur tour, « valoriser » le dossier qui sera déposé.

Ce système de valorisation et sa capitalisation par le statut (professeur des universités) sont bien sûr, classiquement, un instrument de captation et de prédation. Ma « valeur » professorale, en l’occurrence, dans cette situation particulière, tient au fait que mon statut, indépendamment de ma personne (de mon intention), « capte », possiblement « capture », notre expérience collective des fanzines.

Qu’est-ce que nous pouvons opposer à ces logiques impérieuses, et impériales (en domination) ? Nos coopérations. Le rapport substantiellement égalitaire d’une coopération. Et cette opposition – cette contre-effectuation de la logique majoritaire – a pour nom : revue Agencements, réseau des Fabriques de sociologie, recherches en réciprocité… travail du commun. Je ne crois pas aux belles âmes. Ce sont les construits collectifs qui permettent de faire face, et de résister.

Et je ne doute pas que si l’atelier Condorcet est décroché, et que le séminaire se met en place, nos coopérations et notre travail du commun viendront défaire ces emprises majoritaires. L’enjeu porte bel et bien sur la conception (politique) d’un système de « valorisation » (création et circulation de la valeur au sein des mondes de la recherche). Comment parvenir à contredire un modèle dominant de valorisation, indexé fortement au statut, pour faire valoir d’autres pratiques, d’autres perspectives… d’autre modes d’établissement d’une valeur ? Je crois cette bagarre absolument essentielle.

Le fanzine est une question qui rencontre aujourd’hui l’intérêt de l’institution « sciences sociales » ; elle acquiert de la valeur. Elle entre dans le circuit académique de la valorisation. Comment, nous qui en avons développé une pratique en recherche-action, dans une visée démocratique et émancipatrice, faisons face à cette « prise » institutionnelle ? Et ce peut être une très belle prise.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, 10 mai 2020

[1] ACAZINE, le fanzine nouvel outil de recherche académique, Samuel Etienne, Gérôme Guibert, Pascal Nicolas-Le Strat, Appel À Projet « Ateliers Condorcet 2020 », avril 2020.

[2] Quatre fanzines ont été diffusés ; ils sont disponibles au format pdf. sur le blog de la recherche En Rue : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/.

[3] https://www.editionsducommun.org/collections/revues/.

[4] Cette « Sociologie de poche » est éditée par Yves Koskas, dans une typographie très soignée, sous la forme d’une page A3 pliée en un cahier de 16 pages (couverture comprise) : https://ours-editions.kkaoss.net/produit/sociologie-de-poche-01/.

[5] Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne II. Fondements d’une sociologie de la quotidienneté, L’Arche éditeur, 1961, p. 31.

[6] J’en explique les raisons dans mon article « Faire recherche en voisinant », août 2019, en ligne ; https://pnls.fr/faire-recherche-en-voisinant/.


Commentaires

7 réponses à “Dimanche 10 mai 2020. Institutionnalisation ordinaire”

  1. Avatar de Martine BODINEAU
    Martine BODINEAU

    Dimanche 10 mai: j’ai lu le texte dans la matinée mais je n’ai pas écrit de « commentaire ». Je ne voyais guère comment commenter. J’ai envoyé un message à Pascal pour lui dire que j’aimerais participer à cette « aventure de la construction d’un livre » mais que je ne savais pas comment. Dans sa réponse, Pascal me disait que cet espace, bien plus que des commentaires, pourrait recevoir  » des ajouts, des transductions , des dérives, des bifurcations »…, comme les quelques lignes que j’ai ajouté à mon message et que, finalement, je reporte ici:

    Il me vient tout de même des bribes, des images: les mots qui confisquent par exemple, avec ce qui se passe quand ils sortent de l’université et débarquent dans le monde social. Je viens de voir que le mot « intersectionnalité », avec un ou deux « n », figure dans une fiche du catalogue des formations de la fédération des centres sociaux 93.
    Ces mots atterrissent isolés de ce qui les a construits et vidés du sens qui leur a été donné. Cela me fait penser à nos échanges à propos du concept de « genre ». Quand je l’ai trouvé sur mon chemin, il était employé à tort et à travers, au point que j’ai préféré l’ignorer.
    Je reçois des mails de deux lignes, dans le contexte des initiatives solidaires du moment, où il n’est pas dit que des familles manquent d’ordinateurs pour les devoirs des enfants, mais qu’elles « souffrent de la fracture numérique ». (Ceux-ci ne sont pas des mots universitaires).
    En écrivant ici, j’imagine que ces mots sont des personnages fabriqués dans un laboratoire et qu’on les lâche dans la nature. Des sortes de Frankenstein :-).

  2. Avatar de Sébastien JOFFRES
    Sébastien JOFFRES

    Que j’aime cette approche qui suit les traductions 😉
    Cela me rappelle des textes d’Eric Chauvier qui parlent de ces mots qui réussissent à fonctionner de manière complètement déconnectée des usages de ceux qui vivent quotidiennement les réalités désignées au rez-de-chaussée de l’activité. Il écrit notamment sur le mot « métropole » qui fonctionne très bien entre urbanistes, géographes, politiciens et techniciens, alors que pour les habitants, il y a quelque chose qui n’est pas raccord.
    Pour ma part, dans le monde des formations en travail social, j’ai par moment l’impression que nous sommes des sorciers. Nous prononçons beaucoup de mots pour transformer la réalité. Des fois, ces mots ouvrent réellement de nouvelles perspectives, des lignes de fuite, des possibles. Souvent, ils ne sont que des incantations qui une fois terminées nous laissent face au réel avec de nouvelles prescriptions tellement éloignées des prises que nous avons qu’elles nous mettent plus en incapacité qu’autre chose. Il nous faut alors inventer les contre-sorts.

  3. Avatar de Thierry DESHAYES
    Thierry DESHAYES

    Bonjour à tou.te.s, bonjour Pascal,

    Tout comme Martine, je commente d’abord pour signaler ma présence parmi les lecteurs et lectrices même si je ne sais pas dans quelle mesure je serai actif dans cette section « Commentaires » par la suite.

    La présente réflexion me rappelle les « mots d’ordre » que Deleuze et Guattari empruntent à Lénine et qui renvoient à une certaine conception du langage, précisément comme un phénomène qui agit (ou non) depuis/sur le réel, en conjoncture. Les mots d’ordres constituent alors pour eux « l’unité élémentaire du langage » (Deleuze, Guattari, 2009 : 95). Comme le note le philosophe du langage J-J. Lecercle, le mot d’ordre « n’a pas pour objet la transmission d’une information mais la communication d’une force » (Lecercle, 2019 : 135). Il ne renvoie pas « à une catégorie particulière d’énoncés explicites (par exemple à l’impératif), mais le rapport de tout mot ou tout énoncé avec des présupposés implicites, c’est-à-dire avec des actes de parole qui s’accomplissent dans l’énoncé, et ne peuvent s’accomplir qu’en lui. Les mots d’ordres ne renvoient donc pas seulement à des commandements, mais à tous les actes qui sont liés à des énoncés par une ‘’obligation sociale’’. Il n’y a pas d’énoncé qui ne présente ce lien, directement ou indirectement. Une question, une promesse, sont des mots d’ordre. Le langage ne peut se définir que par l’ensemble des mots d’ordre, présupposés implicites ou actes de parole, en cours dans une langue à un moment donné » (Deleuze & Guattari, 2009: 100).

    Par ailleurs, les mots d’ordre ne renvoient pas nécessairement à des contextes de domination mais aussi et à surtout à un travail contre-hégémonique ou à toutes sortes de constructions collectives alternatives, à toutes les fuites que les variations langagières peuvent permettre.

    Évidemment, les institutions les plus puissantes (dont l’Université et la recherche académique) sont a priori les plus à même de construire des « mots d’ordre » légitimes (mais souvent creux, surtout dans le contexte contemporain me semble-t-il). Pourtant, tout ce qui s’institue par ailleurs peut construire le réel par des mots d’ordre conjoncturellement adaptés (et plus riches car ancrés dans des réalités pratiques, vécues, dans des nécessités anthropologiques, d’autant plus aujourd’hui là-aussi).

    L’autre concept bien connu de Deleuze et Guattari à l’endroit du langage ce sont davantage que les sujets parlant, les « agencements collectifs d’énonciation » qui renvoient à l’idée que les énoncés pertinents pour construire le réel souhaité par ses acteurs dans une conjoncture particulière n’est pas le fait de sujets mais d’agencements. Les mots d’ordre sont alors la conséquence de ces agencements. Ils en sont aussi les œuvres potentielles. On retrouve ainsi la nécessité de construire les agencements qui nous conviennent, y compris dans ces réflexions bienvenues sur le langage 😉

  4. Avatar de Martine BODINEAU
    Martine BODINEAU

    Commentaire: On dirait que ça marche !! Les cases blanches se remplissent de signes noirs (et pas de cygnes), de mots, de concepts et de bifurcation…

    Journal de lectrice: J’ai envie de donner un nom (une catégorie) à mes différentes interventions ici. Ça pourrait être intéressant que chacun créer ses catégories et on pourra étudier la diversité des écrits portés dans cette « case commentaire » 🙂
    Donc…, je suis venue sur le site, pour voir si Pascal avait ajouté un texte et s’il y avait des interventions. Je les lis et je parcours à nouveau le texte.
    Et là, des idées m’arrivent en série: les fanzines En Rue, des passages de ma thèse, mon expérience des ces derniers jours (par écrit ou visio-conférence) avec les membres du 110-Centre social coopératif de Saint-Denis.
    Mais ces idées vont s’envoler… Je ne peux pas les commenter immédiatement. Je vais passer à autre chose et je vais oublier mon envie d’y travailler. Essayons tout de même: j’ouvre un fichier pour noter rapidement ces idées, peut-être que cela me permettra de ne pas oublier, de maintenir l’envie. Je le nomme « Notes article Acazine ».
    ° Je commence par quelques lignes à propos d’un texte que j’ai écrit pour le dernier fanzine En Rue #3: « La nouvelle vie de la maison vide » http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2019/08/05/la-nouvelle-vie-de-la-maison-vide/. J’ai aimé, vraiment, écrire ce texte (ça n’est pas si courant) et j’aime le relire et revoir mes photos.
    Pourquoi et comment je l’ai écrit? Qu’est-ce qui a fait que les participants du chantier de la « maison » ont affiché ce texte sur le panneau de l’entrée – un grand plaisir et une grande fierté :-).
    ° Je pense à mon travail de thèse sur « le statut de réalité » des productions des chercheurs (dans les situations d’enquêtes) … Et me voilà partie à rechercher ces passages de ma thèse. J’en ai distribué quelques morceaux, au gré de mes échanges (avec des chercheurs ou compagnons de diverses aventures), mais je n’ai produit aucun écrit depuis la soutenance de juin 2017. Ça serait bien, tout de même, de pondre quelques textes et de partager un tant soit peu le résultat de ces quelques heures de travail 🙂 … Bref, je cherche, je trouve, et j’entreprends d’écrire un résumé sur la page du doc « Acazine » que je viens d’ouvrir.
    Bon… je n’ai pas terminé, mais j’ai suffisamment amorcé les choses pour pouvoir alimenter une autre case blanche.

  5. Avatar de Martine BODINEAU
    Martine BODINEAU

    La ré-invention de la réalité – I :
    Quelles explications peut-on avancer pour justifier cette confusion de la part de chercheurs dont le travail consiste précisément à étudier la « réalité sociale » ?
    Le sujet abordé par Pascal me renvoie à la question du « statut de réalité » des descriptions sociologiques, que j’ai développée dans ma thèse. J’ai résumé mes analyses (fondées sur la théorie des types logiques – Bateson, Watzlawick ; les travaux d’Alfred Schütz, les théories ethnométhodologiques de la construction du sens commun) dans un court texte, dont je reporte ici des extraits, et qui proposent quelques réponses.

    Selon ces théories, cette confusion découle de la perception de la « réalité » qui prévaut dans le « Monde de la vie » (Schütz), perception que les chercheurs partagent en tant qu’individu appartenant à ce monde. La question du « statut de réalité » accordé aux descriptions sociologiques se pose également pour les « matériaux de recherche » récoltés.

    Au travers des entretiens, par exemple, nous n’accédons pas à « ce qui est » mais aux représentations sociales construites à partir de « ce qui est », c’est-à-dire à des « constructions sociales » :
    Le « discours », qui forme les « matériaux » de recherche, porte sur les évènements de la vie courante (niveau I) et se situent donc à un niveau méta (niveau II). Le « discours » ne décrit pas « ce qui est ». Il fournit la description, par les personnes auditées, de la manière dont « ce qui est » leur apparaît, la manière dont ils le vivent, et le sens qu’ils lui attribuent. (Thèse p.88).
    Les analyses de ces « discours », produites par les chercheurs, sont donc des « discours de discours » qui forment un étage supplémentaire (niveau III) et chaque « niveau » correspond à un « ordre de réalité » différent. Les analyses sociologiques appartiennent au « monde du raisonnement » et quelque soit leur pertinence, elles ne disent rien de la manière dont se déroulent les actions qui sont en rapport avec la situation analysée, ni du sens que leur accordent les auteurs de ces actions. (Pour accéder à ce sens, il faut s’intéresser aux circonstances concrètes de réalisation des actions et aux mots du langage courant qui les désignent) [1].

    Au sein du « Monde de la vie », nous considérons qu’il existe une « réalité objective », dans laquelle nous vivons parmi nos semblables. Ce que nous appelons « réalité » est en fait une « construction sociale », suffisamment partagée pour constituer une référence commune qui acquiert la qualité d’objectivité. En attribuant le statut de « réalité » à leurs « matériaux » et à leurs propres « discours », les chercheurs ne font rien d’autre que ce que nous faisons constamment, dans notre « posture naturelle ». Mais cette confusion des niveaux logiques forme un redoutable point critique dans le cadre des travaux scientifiques.
    Comme le souligne Alfred Schütz, la « réalité » telle qu’elle se présente dans le « Monde de la vie » et celle qui prévaut dans le monde scientifique, ne sont ni équivalents, ni compatibles. Ils sont situés à des niveaux logiques différents, le second se rapportant au premier :
    « Les objets de pensée construits par le chercheur en sciences sociales afin de saisir la réalité sociale, doivent être fondés sur des objets de pensée construits par le sens commun des hommes vivant quotidiennement dans le monde social. De la sorte, les constructions des sciences sociales sont, pour ainsi dire, des constructions du second degré, c’est-à-dire des constructions de constructions faites par les acteurs sur la scène sociale […] ».[Schütz, 2008, Le chercheur et le quotidien, Klincksieck, p. 79]
    Tous les éléments que les chercheurs manipulent et produisent sont donc des « objets de pensées ». Sans cette conscience de l’« ordre de réalité » auquel ces « objets » appartiennent, les chercheurs se trouvent placés dans une situation de « confusion logique » embarrassante, avec ses conséquences fâcheuses dont celle, mentionnée par PNLS, qui conduit les chercheurs à « ré-inventer la réalité ».

    Cette confusion se produit à tous les « étages » du travail de recherche : depuis la définition de « l’objet » ou « situation » étudiés, jusqu’au « statut » accordé aux résultats produits, en passant par le « statut » accordé aux « matériaux » collectés.
    1) En prenant pour « objet » de recherche, des « faits » auxquels ils attribuent le statut de « faits bruts », les chercheurs se dispensent d’étudier la manière dont des évènements ont été socialement construits en tant que « problèmes », « faits » ou « phénomènes » sociaux », et se placent dans le cadre des définitions sociales dominantes 2) En traitant leurs « matériaux » comme des « échantillons de réalité » leur donnant accès à ces « faits bruts », ils occultent le fait que le « monde social » est un « monde de significations » élaborées par les humains qui y vivent. 3) Parvenus au dernier « étage », ils pourront analyser ces « matériaux » et leur attribuer diverses significations. La « réalité ré-inventée » ainsi fabriquée pourra se substituer à la « réalité » des acteurs sociaux, d’autant plus facilement que celle-ci a déjà été occultée au cours des précédentes étapes.

    [1] C’est en cela que la substitution d’un mot (employé ou inventé par des personnes dans le cadre de leur activité) par un autre mot ne se réfère plus à la même « chose » ni au sens que ces personnes lui attribuent. Le fait qu’un autre mot soit inventé ne présente pas d’inconvénient en soi, tant qu’il reste sagement dans l’univers et pour l’usage de ceux qui l’ont créé. Le problème, (comme le souligne Pascal ici, et Thierry), apparaît lorsque le mot se répand hors de son univers d’origine et recouvre le mot initial. Il y a alors « substitution », c’est-à-dire effacement de la réalité des situations et des personnes qui faisaient usage de ce mot « confisqué ».

  6. Avatar de Martine BODINEAU
    Martine BODINEAU

    La ré-invention de la réalité – II
    A la suite de l’exposé (La ré-invention de la réalité – I), on peut se demander quels sont les moyens permettant de se prémunir des « dangers de la confusion des niveaux logiques » auxquels les chercheurs sont confrontés. Et cela d’autant qu’il leur est bien difficile (voire impossible) de s’extraire du « Monde de la vie » et des représentations de « sens commun » qu’il partagent avec leurs semblables.

    En premier lieu, on peut retenir que la position des chercheurs, à l’égard du rôle des sciences sociales et à l’égard de la place des acteurs dans la construction de la vie sociale, oriente de façon déterminante la manière dont ils conduisent leurs recherches et le « statut » qu’ils accordent à leurs productions.

    Les chercheurs qui, partageant la conception des sciences sociales énoncée par Alfred Schütz, considèrent leur travaux comme des « constructions de second degré », assignent à leurs travaux l’objectif de rendre compte des significations que les acteurs sociaux attribuent à une situation particulière (et c’est à l’aune de ce critère qu’ils entendent évaluer leur validité). Ils peuvent donc nourrir l’espoir de ne pas ré-inventer la réalité qu’ils prétendent étudier.

    Par ailleurs, pour atteindre cet objectif, ils s’efforcent de mettre en oeuvre des méthodes de recherche qui privilégient des modes de relation égalitaires avec les personnes concernées par le travail de recherche : entretiens qualitatifs, méthodes d’analyse préservant l’authenticité du langage des acteurs, dispositifs de recherche collective, pratiques de recherche-action permettant de rencontrer les personnes sur leur lieu d’activité et de participer avec elles à ces activités.

    S’exercer à des pratiques réflexives, visant à analyser leurs propres pratiques et leur « posture » de recherche, offre également aux chercheurs un moyen de développer leur capacité à se situer « au second degré » par rapport aux situations dans lesquels ils sont impliqués. Cela concerne aussi bien leur « terrain de recherche » que le milieu professionnel dans lequel ils évoluent, et dans lequel ils se trouvent placés dans la « posture naturelle » commune aux membres de ce « monde professionnel ». Il est particulièrement difficile, dans ce contexte, de s’extraire de cette « posture » pour interroger les « réalités sociales » propres à ce monde et que chacun contribue à construire.

    Dans son texte, PNLS montre l’intérêt de cette pratique réflexive qui donne accès, non seulement aux « réalités sociales » du monde académique, mais à la manière dont elles sont construites. La création de la valeur de « la ligne de CV », érigée en véritable « monnaie », résulte d’une de ces constructions. Celle-ci s’impose à tous et produit des effets bien « réels », mais on voit le danger que représente le fait d’accorder à cette valeur la qualité de « critère objectif de mesure » et le fait d’oublier sa qualité première de « produit d’une construction sociale ».

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    Thomas ARNERA

    À la lecture de texte voilà ce que je surligne « Le chercheur aurait donc grand tort, sur un plan épistémologique, d’oublier qu’il réinvente (qu’il invente pour son compte propre, dans son intérêt de spécialiste), pour une part, la réalité qu’il tente d’appréhender. »
    J’arrive ensuite dans la section commentaire et je découvre le nouveau texte qui s’écrit et qui prolonge cette phrase soulignée. Je me réjouis également de pouvoir lire des bouts de thèse de Martine. Je m’en vais pour ma part à la première séance de séminaire interne au projet d’accompagnement artistique que nous réalisons dans un quartier concerné par une vaste opération de rénovation urbaine. Nous y aborderons sur le mode de l’arpentage les questions de micropolituqes et de microcritiques. Ce que vous échangez et très inspirant, des liens sont déjà tissés et je sens qu’il faut que j’ouvre les fenêtres pour leur donner la possibilité d’aller plus loin que ma « chambre-bureau » un espace ou se réinvente beaucoup la réalité. Voilà je m’arrêterai ici pour ne pas commenter pour commenter, mais je crois aussi au geste inaugural, commenter une fois c’est aussi passer le cap du premier commentaire pour se laisser aller à d’autres…

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