Mercredi 06 mai 2020. Analyse mutuelle

À l’occasion de la préparation d’une nouvelle notice pour mon Almanach sociologique en ligne [1], je relis plusieurs journaux de recherche. Je viens de reparcourir le Journal clinique de Sandor Ferenczi [2]. Il l’a tenu au cours de ses derniers mois de vie (il décède en mai 1933), dans une période où certaines de ses orientations cliniques sont vivement critiquées par Freud. Ce journal est avant tout le geste d’un praticien qui, confronté à l’hostilité de la communauté psychanalytique, revient avec encore plus d’exigence vers sa pratique et, inlassablement, l’interroge, la risque, l’explicite. Il a contre lui une institution, l’institution psychanalytique, et il fait face en s’arrimant à son expérience de thérapeute, en revenant toujours au plus près de sa pratique clinique – d’où certainement le sens de ce journal. Que parvient-il à opposer à cette défiance qu’il rencontre ?, effectivement une pratique – sa pratique –, une pratique qui ne lâche rien, qui ne se relâche pas, une pratique qui reste en attention pour les patients, une pratique toujours éprouvée dans et par la relation de soin. Je m’exprime bien sûr avec mes mots, qui ne sont pas ceux de Ferenczi. Ce qui fait alors « vérité », à l’encontre des dogmes, c’est l’expérience d’une pratique, et les enseignements qui doivent en être tirés. Ce qui fait vérité, c’est l’expression singulière d’une relation de soin. Ce qui fait vérité, c’est le surgissement de l’événement dans le processus thérapeutique. La « vérité » ne se situe pas du côté des dogmes mais du côté de la situation de soin, du côté de la relation entre analysé et analyste. Et, c’est justement à l’occasion d’un de ces événements cliniques, survenu au cours d’une séance d’analyse, que Ferenczi va commencer à théoriser l’analyse mutuelle.

Confronté à une patiente qui « lui » résiste et, fortement éprouvé par une crise qui en aura découlé, Ferenczi va accepter que la relation s’inverse. « Cette crise […] m’obligea, en opposition avec mon sentiment du devoir, et sans doute aussi de mon sentiment de culpabilité, à réduire mes surperformances médicales. Après un dur combat intérieur, je laissai la patiente seule pour le temps des vacances, réduisis le nombre de séances, etc. La résistance de la patiente resta inébranlable. Sur un point, nous en vînmes pour ainsi dire à nous accrocher violemment. Je prétendais, dur comme fer, qu’elle devait me haïr à cause de ma méchanceté à son égard, ce qu’elle niait résolument […]. Elle, par contre, prétendait percevoir en moi des sentiments de haine, et commençait à dire que son analyse ne progresserait jamais si je ne me décidais pas à laisser analyser par elle les sentiments cachés en moi. Je résistai pendant un an environ, puis je me résolus cependant à ce sacrifice. À ma grande surprise, je dus pourtant constater que la patiente avait raison à bien des égards. Une anxiété particulière devant les fortes personnalités féminines de sa trempe me venait de mon enfance » (p. 134-135).

L’analysée se fait analyste. L’analyse devient mutuelle. Et Ferenczi constatera que ce possible accordé au patient (il analyse son analyste), dans certaines situations, va jouer positivement dans la dynamique de soin. Cette interpellation réciproque s’avère favorable au processus thérapeutique. Pour ma part, j’en reste là de ma lecture. Je n’ai aucune pertinence pour discuter ces questions car je ne dispose pas de formation psychanalytique ; je n’ai jamais lu Freud ; et je ne lirai jamais Ferenczi, hormis ce journal. Ma lecture est celle d’un diariste en attention pour un autre diariste ; et, à sa lecture, ce que je ressens et perçois m’intéresse grandement. Ce geste de Ferenczi me séduit.

Progressivement, Ferenczi formulera, à l’écoute de sa pratique, les limites inhérentes à ce dispositif d’analyse mutuelle. L’auteure de l’avant-propos du journal, Judith Dupont, les synthétise ainsi : « le risque de voir le patient détourner ainsi l’attention de lui-même « pour se mettre en quête, sur un mode paranoïde, des complexes de l’analyste » ; l’impossibilité de se faire analyser par chacun de ses patients ; la nécessité impérative de respecter la sensibilité du patient ; le problème posé par la discrétion due aux autres patients » (p. 34).

Le cheminement opéré par Ferenczi pourrait l’être, pareillement, par les chercheurs en sciences sociales. Au sein de la communauté psychanalytique, il est attendu que chaque analyste soit en forte attention et réflexivité sur lui même et par rapport à lui même (auto-analyse de ses implications) ; il est pareillement recommandé que chaque analyste soumette sa pratique à la sagacité de ses pairs (co-analyse des implications, mais exclusivement entre thérapeutes, entre professionnels) mais il est certainement peu fréquent que l’analyste soit pris comme objet d’analyse par ses patients (co-analyse des implications, mais entre soignants et patients, entre usagers et professionnels). C’est ce renversement qui m’intéresse, et qui m’interroge. Comme le souligne l’auteure de l’avant-propos à l’édition du journal, Ferenczi est quelqu’un qui a pour habitude de « pousser l’expérience jusqu’au bout » (p. 34).

Alors, poussons l’expérience. Pour ma part, dans ma pratique de sociologue, je m’astreins à rester en grande réflexivité sur ma pratique et mes implications et, pour cela, j’ai cultivé une forte capacité d’explicitation, que j’ai d’ailleurs forgée et entraînée par la tenue de journaux et à l’occasion de nombreuses correspondances avec des collègues chercheur-es. Dans le cadre de mes coopérations de travail, je suis semblablement attentif à provoquer des occasions de co-analyse, entre chercheur-es, des situations de recherche qui nous impliquent conjointement. Je le fais plutôt sur un mode informel, en saisissant l’opportunité d’un moment de détente ou d’entre-deux (par exemple, le temps d’un déplacement en train ou autour d’un verre en fin de journée). Je n’introduis pas de dispositif strictement dédié à cette co-interpellation des implications (une analyse mutuelle). Je la sollicite plutôt au fil de l’activité. J’ai été d’autant plus intéressé par l’expérience d’Edgar Morin à Plozévet qui demandait à chaque chercheur-e de tenir un journal et de le faire lire aux autres. Les journaux qui circulent au sein de la coopération de recherche fonctionnent bel et bien comme dispositif d’analyse mutuelle. À Plozévet, « Le journal, que chaque enquêteur se devait d’écrire, circulait dans l’équipe. Ainsi pouvait-on contrôler les différences de notation ou d’appréciation d’un même événement comme faire la part de toute la partie affective personnelle suscitée par telle rencontre, par telle situation, par telle occasion ou par tel incident » [3]. Ce dispositif d’analyse mutuelle, par l’entremise d’une co-lecture des journaux de terrain – une initiative méthodologique innovante de la part de Morin dans le contexte de la recherche française des années 60 et qui restera bien esseulée dans les décennies sociologiques suivantes –, demeure cantonnée au périmètre des professionnels de la recherche, et ne s’ouvre pas aux personnes concernées par cette recherche, « objet » de l’enquête.

Du chemin reste à faire, sans doute beaucoup de chemin. Mais des jalons historiques existent qui soutiennent le pas de ceux.celles qui s’y risqueront. L’analyse mutuelle rejoint mes préoccupations épistémopolitiques sur « faire recherche en réciprocité ». Et il est possible de « tracer » cette question en jouant de plusieurs champs, en jouant avec plusieurs domaines de pratiques : le lecteur qui fabrique le texte, comme le soutient Stanley Fisch [4] ; le malade qui soigne l’institution de soin, ainsi que l’ont entrepris les collectifs de malades du Sida ; l’étudiant qui enseigne au maître ; l’observé qui observe son observateur ; la personne concernée (par la recherche) qui analyse les dispositifs de recherche (qui s’adressent à elle) ; l’enquêté qui forme « son » enquêteur ; l’usager des politiques de parentalité qui analyse la parentalité du professionnel qui s’adresse à lui [5]…

Ces motifs sont profondément démocratiques, ils sont encore très peu équipés techniquement (peu de méthodes ou de protocoles réellement éprouvés, éduqués par une pratique soutenue). Beaucoup reste à expérimenter afin que les « concerné-es » (par une recherche, ou autre type d’intervention) soient en capacité de se saisir du dispositif de recherche (ou d’intervention) qui les implique, et de le questionner, le controverser et, en fait, de l’analyser. Quand les personnes concernées par une recherche pourront faire recherche sur le dispositif de recherche dans lequel elles se trouvent prises, alors un grand pas démocratique aura été fait.

Il y a urgence démocratique à « mettre en réciprocité » les relations d’intervention (de soin, de recherche, d’enseignement…). Ferenczi donne la clé politique pour comprendre l’importance de ce type de renversement quand il écrit : « La relation analytique, mais surtout ses règles techniques rigides, provoquent la plupart du temps chez le patient une souffrance… et chez l’analyste un sentiment de supériorité injustifié, avec un certain mépris pour le patient. Si l’on y ajoute l’amabilité apparente, l’intérêt porté aux détails et, éventuellement, la compassion réelle pour une souffrance par trop forte, le patient se trouve empêtré dans un conflit d’ambivalence quasi insoluble, dont il ne peut se dégager » (p. 264).

Pascal NICOLAS-LE STRAT, 06 mai 2020

[1] https://pnls.fr/cat/almanach/.

[2] Sandor Ferenczi, Journal clinique (Janvier-octobre 1932), Éditions Payot, 1985.

[3] Bernard Paillard, Introduction à Edgar Morin, Journal de Plozévet (Bretagne 1965), éd. de l’Aube, 2001, p. 12 et 13.

[4] Stanley Fish, Quand lire c’est faire (L’autorité des communautés interprétatives), Les prairies ordinaires, 2007. J’ai publié une lecture de cet ouvrage sous le titre « Un usager faiseur de texte » dans mon livre Moments de l’expérimentation, éd. Fulenn, 2009, p. 129 à 136. En libre accès au format ePub : https://pnls.fr/moments-de-lexperimentation-livre-epub/.

[5] Un clin d’oeil à Régis Garcia et à sa thèse en cours sur la co-production des dispositifs de parentalité.


Commentaires

Une réponse à “Mercredi 06 mai 2020. Analyse mutuelle”

  1. Avatar de Jean-Paul THIBEAU
    Jean-Paul THIBEAU

    Cher Pascal
    voici un grand intérêt commun pour les « journaux » et « carnets » où les auteur.e.s sont dans un état d’auto-réflexion et de surprise sur leur propre manière de faire et d’être… je ne peux m’empêcher de t’envoyer ce passage écrit par Wittgenstein alors qu’il travaillait sur son « tractatus logico-philosophicus »:
    «15.9.1914 – Avant-hier, dans la nuit, scènes terribles: Tout le monde ou presque était ivre. Hier, nous sommes retournés sur le Goplana, qui a été transféré dans le Dunajec. Je n’ai travaillé ni hier, ni avant hier. Je m’y suis efforcé en vain. Nous sommes au voisinage immédiat de l’ennemi. Je suis de bonne humeur; je me suis remis au travail. Actuellement, c’est lorsque j’épluche des patates que je peux le mieux travailler. Je me porte toujours volontaire pour cela. Pour moi, c’est l’équivalent de ce qu’était la taille des verres pour Spinoza. / Mes rapports avec le sous-lieutenant sont plus froids qu’auparavant. Mais courage. Si le génie ne m’abandonne pas … . Dieu soit avec moi. Maintenant, la possibilité me serait donnée d’être un homme décent, car je suis face à face avec la mort. Puisse l’esprit m’illuminer.» Ludwig Wittgenstein. Carnets secrets 1914-1916, Ed. Farrago, 2001.
    Peut-être une patate dans ton jardin : )

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