Samedi 09 avril 2022. Sans préalable. Mais en antériorités (Brève de méthode)

J’ai pris l’habitude de dire que, lorsque j’engage une recherche-action / une recherche-création, je le fais avec rien, à partir de rien. J’amorce de zéro. Et, classiquement, quelqu’un me rétorque toujours : ce n’est pas possible car ce serait méconnaître ton expérience ; tu ne peux pas faire croire que tu démarres à vide. C’est un leurre. Il m’arrive aussi fréquemment de souligner que chaque recherche-action dans laquelle je m’implique réinvente mon métier ; elle me fait advenir en tant que chercheur à nouveaux frais.

Lors d’une de nos premières journées de travail à Tourcoing avec l’équipe d’éducatrices et d’éducateurs de rue de l’AAPI – Association d’animation, de prévention, d’insertion (Nabyl, Marine, Nourredine, Sourida…), dans le quartier La Bourgogne, alors que nos interlocutrices nous sollicitaient pour connaître nos intentions et objectifs, Louis Staritzky, sur un ton amusé, leur rétorque qu’avec nous elles sont mal tombées car nous n’en savons rien. Nous commençons sans savoir(s). Question rétroplanning, programme et arbre d’objectifs, il ne faut pas trop compter sur nous. Nabyl avec qui nous partageons une expérience précédente, en complicité, s’en amuse. Nos interlocutrices, moins familières de nos pratiques, en sont surprises, voire un peu interloquées, avant de deviner ce qui se joue et de se laisser embarquer.

Alors, qu’en est-il réellement ? Pour me sortir de cet embarras, j’introduis une distinction entre les préalables et les antériorités. Les préalables sont au cœur du fonctionnement de l’institution scolaire (donc de l’université) où rien ne peut s’entreprendre sans, préalablement, montrer patte blanche, c’est-à-dire attester un certain nombre de prérequis, de préliminaires ou de conditions. À chaque étape de son cursus, l’étudiante découvre qu’elle n’est jamais prête ou, plutôt, l’institution universitaire lui fait comprendre qu’elle doit encore apprendre, se former, accumuler des connaissances. L’école (l’université) fixe toujours des préalables avant de faire, avant de faire recherche, avant de s’autoriser à écrire, avant de se lancer dans une publication. Personne n’est jamais prêt. Cette tyrannie des préalables fonctionne comme empêchement. Un exemple parlant est celui du fameux, et fumeux, « état de l’art » qui est exigé de l’étudiant lors de l’écriture de son mémoire ; et il m’arrive encore de lire des mémoires ou des thèses où je dois en passer par la lecture de pages et de pages complètement scolaires et stériles, où le chercheur besogne son cadre théorique, souvent péniblement, parfois brillamment, avant, enfin, d’entrer dans le vif du sujet et de restituer son travail. Poser systématiquement des préalables est bien sûr un instrument de pouvoir pour empêcher les prises de liberté et l’autonomie d’une pensée, et, finalement, pour bloquer la « venue en expérience », à savoir le « faire » (penser, écrire, tenter, lire, investiguer, explorer…). L’université (l’école) a donc la particularité de former (d’enseigner) tout en empêchant, concomitamment, de faire. Les préalables représentent un de ces opérateurs qui se glissent dans le processus d’apprentissage pour l’entraver, et l’empêcher de se déployer, et de se vivre pleinement. À l’université, personne n’est jamais prêt. L’étudiant de Licence 3 ne l’est pas (encore), l’étudiante de Master ne l’est pas plus et, malheureusement, le doctorant peut pareillement douter encore de sa capacité à écrire et à penser.

Cette assignation du faire à des supposés préalables frappe durement et explique, pour beaucoup, la difficulté des étudiants à entrer dans leur mémoire ou des doctorantes à rédiger leur thèse. L’expérience de recherche et d’écriture ne parvient pas à s’épanouir tant les personnes sont en doute et peuvent, parfois, vivre leur faire comme une imposture. Comment pourrais-je rédiger une thèse si je n’ai pas étudié les prétendus grand auteurs de la discipline ? Comment pourrais-je avancer ma recherche si je n’ai pas perfectionné préalablement mon protocole d’enquête ?

« J’ai enseigné à l’université à différents niveaux d’étude. J’y ai enseigné qu’il était erroné de penser l’enseignement comme la transmission d’un corpus de savoir préconstitué, précédant son application particulière à des contextes pratiques. Au contraire, nous n’apprenons qu’en faisant, dans le geste même par lequel nous accomplissons les tâches ordinaires de l’existence […]. Il devient possible pour chacun de découvrir par soi-même une bonne partie de ce que les enseignants savent déjà, mais aussi peut-être une bonne partie de ce qu’ils ne savent pas. D’un mot, il s’agit de progresser dans la connaissance plutôt que de se la voir donner clé en main […]. En conséquence, le rôle de l’étudiant n’est pas d’assimiler un corpus autorisé de connaissance produit par une source d’autorité supérieure au sein de l’université, mais de collaborer à la tâche commune de compréhension de l’humain » [1]. C’est une approche très similaire que nous retenons pour le travail avec les étudiantes du Master Sciences de l’éducation « Éducation Tout au Long de la Vie » et du Master de l’Eur ArTeC (Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis) dans un atelier de formation à la recherche-action développé dans la ville de Saint-Denis. Nous ne fixons aucun préalable à l’entrée en recherche. Le travail commence en plein milieu et par le milieu ; et nous invitons les étudiants à plonger dans l’enquête, et d’apprendre en faisant, et donc de se former à la recherche en faisant recherche. En tant qu’enseignant·e, avec Louis Staritzky et Martine Bodineau, nous accompagnons ce processus par une forte exigence d’explicitation. Les étudiants tentent et, ensemble, nous déplions et déployons leur expérience, les questions qui se posent, les enjeux qui émergent. Je n’anticipe pas mieux qu’un étudiant ce qu’il convient de tenter, je n’en sais pas plus, tant chaque situation d’enquête est singulière. Je dispose par contre d’une capacité d’explicitation éduquée depuis longtemps, et sur laquelle je ne relâche jamais. J’oserai écrire que je n’ai rien à apprendre aux étudiantes mais que nous avons ensemble, étudiantes et enseignant·e, à coopérer pour prendre la mesure d’une expérience, la caractériser et en formuler les tenants et aboutissants. C’est en faisant que l’on apprend. C’est en explicitant son faire (recherche) que l’on se forme. Louis Staritzky le documente de manière particulièrement stimulante dans son ouvrage La recherche comme expérience(s) (Chroniques d’un atelier étudiant de recherche-action à Saint-Denis) [2].

Aucun cadre (méthodologique) ne préexiste aux situations (de recherche), et ne s’impose à elles. Aucun préalable n’est posé avant de faire (recherche). Et c’est bien pour cette raison que la recherche-action / recherche-création relève authentiquement d’une praxis, ainsi que Pierre Johan Laffitte la défend et la discute. « La première loi est la radicale immanence qui règne au sein de chaque praxis, et entre les praxis. Aucune hiérarchie ne saurait régner entre deux praxis, aucune supériorité établissant la transcendance statutaire d’un niveau intégrant supérieur par rapport à un niveau intégré (prononcez « inférieur », voire « primaire »). Certes deux (ou plusieurs) praxis peuvent s’influencer mutuellement, on peut établir entre elles des antériorités logiques ou d’expérience […]. Une triple exigence : que l’existence de la praxis n’ait pour principe organisateur que sa propre logique et sa propre substance ; que la praxis engendre de la praxis ; et que pour une telle existence et un tel engendrement, il ne soit nul besoin de supposer à titre de moteur premier l’intervention d’une substance et d’une logique autres, extérieures » [3].

Une recherche-action, pour moi, n’est pas une méthode, au même titre que de nombreuses autres en sciences sociales. C’est authentiquement une praxis ; et c’est en cela qu’elle déjoue et dissuade toute tentative pour la contraindre ou l’influencer de l’extérieur, à partir de facteurs réifiés en préalables. Elle s’indexe sur la dynamique même de ses processus. Elle s’articule sur les formes qui émergent de la pratique elle-même. Elle ne connaît pas d’autre « plan de réalisation » que celui de son exercice, que celui du faire-se-faisant, et elle réfute toute injonction, toute autorité, tout savoir donneur de leçon. Ce qui ne signifie pas qu’elle s’isole, mais qu’elle ne connaît comme réalité que ce qu’elle éprouve, risque, tente, expérimente. Rien ne fait « vérité » s’il n’a pas été éprouvé dans le mouvement même du travail, en associant l’ensemble des protagonistes qui coopèrent à son développement sur un mode égalitaire.

Comme le formule Tim Ingold, « Nous n’habitons pas parce que nous avons « bâti » mais nous bâtissons et avons bâti pour autant que nous habitons. Bâtir est déjà, de lui-même, habiter […]. C’est seulement quand nous pouvons habiter que nous pouvons bâtir [repris de Heidegger, Essais et conférences, Gallimard, 1978) […]. Cela signifie que les formes que les hommes construisent, dans leur imagination ou dans la réalité, surgissent au cours même de leurs activités, dans les contextes relationnels spécifiques de leur engagement pratique avec leurs environnements » [4]. C’est en habitant que nous bâtissons, c’est en expérimentant par nous-même que nous apprenons, c’est en pratiquant que nous pensons notre pratique, c’est en faisant recherche que nous advenons comme chercheuse. Dans un tel régime praxique, il n’existe pas de « forme » qui se poserait en préalable à la pratique (un plan, une programmation, un objectif, un savoir, une méthode…) et qui s’imposerait à elle, de l’extérieur, en domination. Une pratique (de recherche) « prend » forme dans le mouvement même de son faire. Au fur et à mesure de l’avancée de la recherche-action, des propositions, des écritures, des protocoles prennent forme et donnent forme au processus. La forme est immanente au processus, elle n’est pas posée en préalable, en tant que prérequis. Mais, bien sûr, une pratique profite d’autres expériences existantes, de construits théoriques éprouvés lors de travaux antérieurs ou d’éléments de méthode qui ont fait leur preuve dans d’autres contextes. Mais ces appuis et ces influences ne sont pas érigés « en autorité » ; ils sont sollicités dans le cours de l’agir, et ils le sont en tant que complice pour faire ensemble, pour mieux faire en tirant profit des apports des uns et des autres. Ils n’ œuvrent que parce qu’ils sont invités à le faire. Et leur intégration à l’action (à la recherche-action) relève avant tout d’une rencontre, rencontre entre expériences, entre tentatives, entre élaborations méthodologiques et théoriques – une rencontre entre ce que ma pratique fait advenir chemin faisant et ce que d’autres ont pu expérimenter à d’autres occasions et qu’ils m’adressent, à la lecture d’un livre ou à l’occasion d’une discussion en séminaire.

Une recherche-action / une recherche-création s’engage donc sans préalable, sans préalables qui feraient autorité (un projet, une programmation, un plan, une méthode, un cadre théorique). Mais elle profite d’une grande richesse d’antériorités, les siennes et celles d’autres, qu’elles relèvent de concepts, d’outils de méthode, de procédures… C’est ce que Benjamin Roux, à la suite de David Vercauteren, désigne comme une « culture des précédents » [5]. Quand je m’aventure dans une recherche, je le fais en cultivant mes antériorités, celle que ma plutôt longue expérience a fait émerger, et celles que des ami·es en recherche me transmettent, que ce soit des auteurs que je lis assidûment, ou que ce soit des praticien·nes avec qui je coopère et auprès de qui j’apprends et me forme.

Dès les premiers mots de son introduction, l’ouvrage Micropolitiques des groupes, signé par David Vercauteren avec la collaboration de Thierry Müller et Olivier Crabbé, insiste sur l’importance de faire vivre cette culture des précédents, par nécessité et pour l’inspiration qu’elle procure. « Nécessité, car nous avons besoin d’une culture des précédents non seulement pour les savoirs qui pourraient la composer mais aussi pour la respiration, pour le dehors qu’elle serait susceptible de nous offrir : nous ne serions plus seuls au monde. De l’élan nous entrerait alors dans les plumes : on se sentirait précédé, inscrit dans une histoire qui pourrait nous rendre plus fort. Et puis de l’inspiration nous gagnerait : « Tiens, cette limite que l’on rencontre, d’autres l’ont dépassée de telle ou telle manière » ou « À entendre ce récit qui nous est rapporté, nous aurions tout intérêt à aiguiser notre vigilance sur tel ou tel point » » [6].

Au moment où s’amorce une démarche de recherche-action, je consacre beaucoup de temps et d’attention à cet effort de « reparcours », à ce mouvement régressif / progressif qu’Henri Lefebvre à théorisé. Il s’agit, à partir de questions qui émergent dans la situation de recherche, de revenir vers des expériences antérieures (lecture, chantier, discussion…) afin que le présent et le passé s’éprouvent réciproquement, s’interpellent, s’informent l’un l’autre (le moment « régressif »). Cette mise à l’épreuve réciproque des antériorités et du contemporain réengage la question soulevée, lui ouvre de nouveaux horizons, la fait advenir dans des perspectives insoupçonnées (le moment « progressif ») [7].

Je reviens donc vers mes lectures et vers mes expériences « de terrain » précédentes ; et, dans le cadre de mes coopérations, j’ai la chance de pouvoir tirer profit aussi des antériorités, actualisées et activées par la discussion de recherche, dont disposent mes complices en recherche. Ce mouvement est riche ; il m’implique personnellement dans mon rapport à mon expérience mais, surtout, il mobilise les coopérations de manière particulièrement fructueuse. Je commence donc mon travail en étant richement doté, mais jamais sur le mode d’un « passage obligé » qui viendrait me contraindre. Je ne m’oblige à aucun passage. Les seuls qui vaillent d’être empruntés sont ceux que la situation de recherche trace, découvre, risque. Revenir vers ses antériorités est un mouvement ininterrompu. Chaque nouvelle question, chaque événement de recherche le relance. Il correspond à cet effort pour « remonter » en antériorité (le moment régressif de Lefebvre) pour réengager du possible (le moment progressif), pour ouvrir des perspectives, pour faire advenir de nouvelles « formes » (des hypothèses, des analyses, des mots, du langage, des protocoles, des propositions…).

Je m’équipe donc avec mes antériorités – et des antériorités reparcourues, éprouvées à l’aune de nouveaux contextes, explicitées, discutées – en prenant grand soin de ne jamais me laisser retenir et contenir par des préalables, même ceux que la doxa de la recherche considère comme incontournables, qu’ils soient hypothèses, méthodes ou cadres théoriques. Je me rapporte à ce qui inaugure le processus de travail sur un mode que je pense créatif et libre (une antériorité) et sûrement pas sur un mode contraint (un préalable). C’est ce mouvement de méthode qui m’incite à dire que je commence une recherche-action avec rien, avec rien qui ne me contraint.

Cette brève de méthode « Sans préalable. Mais en antériorités » aura donc nécessité un assez long développement.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, avril 2022

[1] Tim Ingold, Faire. Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture, Éditions Dehors, 2017, pp. 46 et 47.

[2] Louis Staritzky, La recherche comme expérience(s) (Chroniques d’un atelier étudiant de recherche-action à Saint-Denis), OursÉditions, 2022. À paraître : https://ours-editions.kkaoss.net/.

[3] Pierre Johan Laffitte, « Qu’est-ce qu’une praxis pédagogique ? Lettre à un ami pédagogue », in Pédagogie et langage (La pédagogie institutionnelle, à la rencontre des sciences du langage et de l’homme), Éditions L’Harmattan, Collection Cognition et formation, p. 251 et 252.

[4] Tim Ingold, Marcher avec les dragons, Coll. Points Essai, 2018, p. 234.

[5] Benjamin Roux, Pour une culture des précédents, en ligne : http://www.cultivateurdeprecedents.org/pour-une-culture-des-precedents/. Pour une mise en œuvre de cette « méthode », se reporter à son ouvrage L’art de conter nos expériences collectives (Faire récit à l’heure du storytelling), Éditions du commun, 2018.

[6] David Vercauteren, en collaboration avec Thierry Müller et Olivier Crabbé, Micropolitiques des groupes (Pour une écologie des pratiques collectives), en ligne : https://micropolitiques.collectifs.net/Introduction/.

[7] Voir à ce propos la notice que consacre à cette méthode Jean-Paul Sartre in Critique de la raison dialectique, précédé de Questions de méthode – Tome 1 Théorie des ensembles pratiques, Gallimard, 1985, p. 50 et 51.