Jeudi 16 juin 2022. Faire recherche « en permanence »

Dans le cadre du Laboratoire (dé)ambulant de recherche-action / recherche-création, dont nous portons l’idée avec Louis Staritzky [1], nous avons déposé une proposition d’Ateliers coopératifs de recherche à l’occasion de la préfiguration d’un « lieu » qui regrouperait plusieurs expérimentations à destination, à propos ou avec des jeunes. Je laisse volontairement dans le flou la manière politique dont la présence des jeunes sera réellement prise en compte car il s’agit d’un enjeu dont la politique publique se saisit avec beaucoup d’hésitation et, le plus souvent, en réelle défiance [2]. Dans sa réalité physique, ce lieu correspond aux locaux d’une ancienne école primaire, au sein desquels plusieurs expériences pédagogiques sont déjà en cours, dont celle de La parenthèse dans et avec laquelle nous développons, avec Louis, une recherche-action (quartier La Bourgogne à Tourcoing). Nous proposons d’associer, d’une manière que je qualifierait d’organique, une dynamique de recherche dès l’émergence de ce « lieu », la recherche-action représentant alors un des équipements démocratiques et intellectuels constitutifs du projet.

Je reproduis dans cette chronique la proposition telle que nous l’avons soumise. Elle illustre la façon dont nous tentons, parfois, lorsque des conditions favorables sont réunies, d’intégrer un cadre de politique publique pour y dégager, possiblement, tendanciellement, des zones plus autonomes propices à des expérimentations et à des prises de risque, dans des visées égalitaires et émancipatrices. Rachele Borghi mentionnerait possiblement, à ce propos, des « interstices de décolonialité » [3].

Cette proposition a été formulée dans les termes qui suivent, et elle est reprise sans modifications.

Nous proposons d’intégrer au « lieu » une démarche de recherche-action. Cette approche suppose que la recherche soit conduite en coopération, en associant le plus largement possible les actrices et acteurs du projet, les professionnel·les, mais aussi les parents et les jeunes, en adaptant nos dispositifs et dispositions de recherche en fonction des personnes impliquées et en tentant de faire se croiser les âges, les statuts et les expériences. Les personnes associées à la recherche (jeunes, parents, professionnel·les) et participant aux ateliers sont nommées dans la suite du texte « coopératrices et coopérateurs de recherche ». La recherche-action se développera sous la forme d’ateliers coopératifs de recherche, chaque atelier se saisissant d’une question qui importe aux coopératrices et coopérateurs et construisant la démarche méthodologique nécessaire pour explorer et mettre en perspective cette question. En tant que chercheur·e, nous ne décidons pas pour les autres, les personnes concernées étant les mieux à même de définir les questions qui se posent et les orientations de recherche qu’il convient donc, en conséquence, de prendre. La coopération de recherche débute donc très en amont, dès le moment de formulation du questionnement. Les chercheur·es ne s’engagent pas dans le projet avec un « objet et un questionnement » prédéterminés ; objet et questionnement émergeront du travail des ateliers coopératifs. Plusieurs ateliers pourront se tenir en parallèle, réunissant des personnes différentes, autour d’objectifs de travail spécifiques, l’idée étant d’innerver, de mailler le « lieu » avec cette dynamique de recherche-action et de créer un atelier de recherche-action dès que le besoin s’en fait sentir, dès qu’un enjeu mérite d’être questionné, exploré et documenté.

Se mettre en recherche pour agir.Les ateliers coopératifs de recherche associeront donc des professionnel·les, des jeunes et des parents. Cette pluralité d’expériences sera stimulante pour le travail de recherche et contribuera à ce que les « évidences » le deviennent moins – l’expérience d’une actrice ou d’un acteur étant toujours un étonnement pour les autres, et donc une invitation à réengager la réflexion et à « risquer » de nouveaux questionnements. Nous proposerons aux coopérateurs et coopératrices de se mettre en recherche à propos des questions qui leur importent (dans leur vie et leur activité), qui les concernent (en tant que citoyen·nes et professionnel·les) et les impliquent (personnellement). Il s’agira de « documenter » ces questions, de les « outiller » théoriquement et méthodologiquement, et de le faire en « menant l’enquête ».

La démarche prévoit des temps où les coopératrices et coopérateurs échangeront à partir de leurs expériences et sur la base des expertises citoyennes et professionnelles dont ils et elles disposent. Ces temps seront accompagnés et animés par l’équipe de recherche. Selon les attentes des coopératrices et des coopérateurs, les membres de l’équipe de recherche apporteront des contenus de connaissance afin de « cultiver », avec et par la recherche en sciences sociales, les observations, constats et analyses qui émergeront de la dynamique de travail.

Mais, l’essentiel de la démarche consistera à développer des « investigations » (se mettre collectivement en recherche, mener l’enquête ensemble). Les coopérateurs et coopératrices, réuni·es en atelier, deviendront observateurs et observatrices de leur propre réalité de vie et exploratrices et explorateurs de leur environnement. Ils et elles partiront à la découverte, dans les termes d’une recherche, de ce qui leur est familier et de ce à quoi elles et ils sont habitué·es. Nous comptons sur cet effet de décentrement apporté par la position / posture de recherche pour reparcourir avec un regard différent des réalités parfois « trop » présentes, trop familières, afin de trouver d’autres angles d’approche, et pour, finalement, élargir le questionnement et la compréhension. Les investigations s’appuieront sur les savoirs d’expérience des coopérateurs et coopératrices avec l’objectif de les expliciter, les questionner et les enrichir.

Faire recherche en coopérant. Les coopérateurs et coopératrices feront recherche en faisant « collectif ». Comment outiller méthodologiquement cette capacité à réfléchir ensemble, à faire recherche en commun ? La question sera co-élaborée tout au long du processus. Nous favorisons des expériences d’écriture collective. Faire recherche et venir en écriture sont indissociables. Notre équipe a l’habitude de « jouer » avec les registres et les formats d’écriture pour lever les effets d’intimidation fréquemment rencontrés et pour faire de l’écrit une expérience, certes exigeante, mais aussi stimulante, et possiblement joyeuse. L’équipe a l’habitude aussi d’hybrider les écritures, en associant largement la photo, la vidéo, le dessin, la bande-dessinée. Avec les coopérateurs et coopératrices, nous diversifieront les formes et supports de diffusion des « résultats » de la recherche (fanzine, affichage, brochure, pliage…) afin de faciliter leur circulation et leur mise en discussion au sein du projet, des institutions concernées et, plus largement, du quartier.

L’équipe de recherche sera très attentive à ce que les protocoles d’enquête restent toujours compatibles avec les fortes contraintes de disponibilité que rencontrent les coopératrices et coopérateurs. Nous privilégions des méthodes souples et adaptables. Nous nous appuyons toujours sur des dispositifs de démultiplication : si chaque coopératrice et coopérateur réalise un entretien, dans un groupe de 6 (par exemple), le corpus d’enquête devient vite très significatif. Pareillement, si chaque coopératrice et coopérateur réalise deux observations, à l’échelle d’une semaine, là aussi le groupe va disposer facilement d’une solide base de travail. Nous privilégions aussi des protocoles qui peuvent être expérimentés dans la vie quotidienne. Par exemple, nous pouvons inviter les coopérateurs et les coopératrices à relever, au cours d’une semaine, trois situations qui les ont « étonné·es », l’étonnement représentant une excellente invitation à la recherche. Dans nos ateliers coopératifs, nous pratiquons une « curiosité d’intérêt commun ».

Les ateliers impulsent des dynamiques de « co-formation à la recherche » (on apprend ensemble à faire recherche), des dynamiques de coopération (à « équiper » méthodologiquement) et des séquences d’enquête. Les travaux des ateliers seront diffusés, mutualisés et débattus à l’occasion de rencontres organisées à l’initiative des coopérateurs et des coopératrices, en jouant de manière créative avec les formats, les situations, les formes et en déjouant les dispositifs trop attendus et trop formalistes (trop intimidants).

Faire recherche, un droit pour chacune et chacun.Nous considérons que chaque collectif de travail ou chaque communauté de vie est en droit de « faire recherche » à propos des questions qui lui importent. Il s’agit d’un droit citoyen (d’un droit démocratique), à savoir un droit qui n’a pas besoin de s’inscrire dans une réglementation, qui n’est donc pas « juridicisé » et qui n’est pas octroyé par une institution. Il existe parce qu’il se manifeste. Il existe parce qu’il est exercé. Il existe parce que des acteurs et actrices s’en emparent [4]. Un·e citoyen·ne est en droit d’être informé·e des affaires qui concernent son quartier, son institution de travail ou son environnement de vie ; et elle et il sont en droit de s’informer à ce propos, donc de « mener l’enquête », de trouver des informations pertinentes, de collecter des données nécessaires, d’interroger à ce propos d’autres acteurs et actrices… Le citoyen et la citoyenne, de cette façon, participent à l’émergence des « problèmes d’intérêt commun » et à leur venue en discussion. En menant l’enquête, en faisant recherche, elle et il documentent cette question ; il et elle l’éclairent et la mettent en perspective. Les « Ateliers coopératifs de recherche » représentent donc un « équipement démocratique » pleinement intégré au « lieu » et partie prenante de son développement.

« Faire recherche », c’est le faire sur une question précise, suffisamment délimitée. On ne fait pas recherche « en général » mais toujours de manière située et contextualisée. Dans le cadre des ateliers coopératifs de recherche, les coopératrices et coopérateurs se saisiront donc d’un problème « à portée de recherche ». S’il est trop vaste, le travail de l’atelier va se disperser et les participant·es se décourager. S’il est trop anecdotique, il ne suscitera pas un intérêt suffisant. Il doit donc être bien proportionné.

Faire recherche « en permanence » (sous la forme d’une « permanence de recherche »). Au fur et à mesure de leur mise en œuvre, à partir du moment où ils font expérience pour un nombre significatifs de professionnel·les, de parents et de jeunes, ces ateliers coopératifs deviennent potentiellement un des équipements démocratiques du « lieu », une « capacité partagée » active dans le projet, ayant fait et faisant ses preuves, qui peut donc être mobilisée dès que besoin.

Ces ateliers contribueront à l’émergence de « sites de problématisation » au sein du « lieu », à savoir des « espaces de délibération » où des enjeux prennent forme, où ces enjeux peuvent être documentés (à partir d’observations, d’entretiens, de données communiquées par les institutions publiques…) et où ils sont « délibérés », débattus et controversés. Il s’agit, dans le cadre de la recherche-action, de contribuer à ce que les questions se partagent et deviennent ainsi « d’intérêt commun ». Cette dynamique de questionnement et de problématisation « outille » démocratiquement le « lieu » en favorisant un processus de conscientisation collective des enjeux, tensions, possibles, contradictions… Cette réflexivité apportée par la recherche-action « capacite » collectivement les actrices et acteurs et renforce leur « expertise d’usage ». Cette dynamique de recherche-action représente ainsi une forme de « vigilance démocratique », avec l’appui d’un travail de documentation, d’enquête et de problématisation, par rapport aux différents initiatives et chantiers engagés. Elle créera des contre-points (d’intérêt commun), en rendant visibles des enjeux parfois masqués, oubliés ou minorés, en contribuant à ce qu’ils soient lisibles par l’ensemble des acteurs en présence (par des jeux de traduction) et en contribuant à ce qu’il puissent se « dire », qu’ils deviennent « dicibles » (sous la forme de récits, de narrations, de conférences gesticulées, de chroniques…) et donc « entendables », en tout cas disponibles pour le débat démocratique.

La recherche-action, parce qu’elle s’inscrit dans la durée et la continuité (permanence), peut favoriser une nouvelle « écologie de l’attention » au sein du « lieu », profitable à l’ensemble de la dynamique, en portant attention et considération à des questions qui émergent parfois difficilement dans le débat et en prenant soin des expériences de chacune et chacun.

Nota Bene. Notre proposition de « permanence de recherche » s’inspire directement des expériences de « permanence architecturale » conçue par Patrick Bouchain, Sophie Ricard et Edith Hallauer. Cette conception de l’architecture fait rupture par rapport aux pratiques habituelles de la rénovation urbaine, le principe étant que l’architecte habite le quartier pendant tout le temps de la rénovation. L’autre idée est de considérer que l’architecture est l’art le plus répandu (de tout temps, les gens ont construit leur habitat) et que cette compétence est évidemment toujours potentiellement présente, en particulier dans les quartiers populaires. Et, enfin, le principe que le chantier est conduit sous la forme d’un « chantier ouvert », ouvert aux habitant-es concerné-es, et qu’il peut devenir un lieu de formation, mais aussi un terrain d’initiative (et pourquoi pas d’aventure). Le chantier ouvert vient dire que le « pourquoi et le comment d’un chantier » reste une question ouverte à la discussion et à la participation démocratique [5].

Pascal NICOLAS-LE STRAT, juin 2022

[1] Cf. notre article « Quartiers en recherche, quartiers en création. L’expérimentation d’un laboratoire (dé)ambulant de recherche-création dans trois territoires du Nord », publié dans le numéro 7 de la revue Agencements. Recherches et pratiques sociales en expérimentation, 2022, p. 103 à 120. Nous inscrivons notre démarche sous le signe de la déambulation, elle pourrait l’être sous celui de l’itinérance, et ainsi emboîter le pas à Josep RAFANELL i ORRA : « L’itinérant, en s’engageant dans des passages, contribue aux mondes à venir […]. Il sait que pour changer le monde, il lui faut changer de monde. À ses risques et périls », in Itinérances, Éditions Divergences / Laboratoires d’Aubervilliers, 2018, p. 256.

[2] Dans sa thèse, La participation des parents : expérimenter la co-élaboration des savoirs à partir du dispositif de parentalité (Une recherche-action au cœur des Réseaux Parentalité), soutenue en novembre 2021 à l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, Régis Garcia fait le constat qu’en matière de politique de parentalité la participation des parents est systématiquement revendiquée alors que, dans les faits, lors de la mise en œuvre des actions, les parents sont les grands absents. Grace à une dynamique ambitieuse de recherche-action, Régis Garcia a, lui, pour sa part, expérimenté des dispositifs effectifs de coopération entre professionnel·les et parents et il a ainsi prouvé que cette participation « affichée » pouvait réellement se « manifester ».

[3] Rachele BORGHI, Décolonialité & privilèges (Devenir complice), éd. Daronnes, 2020, p. 117.

[4] Je redéploie la question de Gayatri Chakravorty SPIVAK sur le mode : « Les subalternes peuvent-elles faire recherche ? ». Cette question doit devenir une insistance politique au sens d’être sans cesse réengagée. Quand l’autrice déclare que les subalternes ne peuvent pas parler, « cela signifie que, si « parler » implique la parole et l’écoute, cette possibilité d’une réponse, la responsabilité, n’existe pas dans la sphère de la subalterne », in Les subalternes peuvent-elles parler ?, éd. Amsterdam, 2009, p. 107. Faire recherche suppose effectivement d’exercer une faculté mais qui, immédiatement, interroge sa réception et son accueil. Ce faire recherche sera-t-il considéré, discuté, intégré à la communauté académique ? Ce faire recherche sera-t-il écouté ? C’est la raison pour laquelle dans mon épistémopolitique, je ne dissocie jamais le « faire recherche » de la constitution de « communautés épistémiques » en capacité de l’entendre et de le débattre.

[5] Se reporter, par exemple, à Edith Hallauer « Habiter en construisant. Construire en habitant » : https://journals.openedition.org/metropoles/5185/.