Jeudi 24 février 2022. En processus

Je rentre d’une journée d’intervention à La Parenthèse. J’ai travaillé seul car nous sommes en période scolaire et Louis est retenu à Paris par ses ateliers vélo. Il s’agit d’un « lieu » ouvert cité La Bourgogne à Tourcoing par une équipe d’éducatrices et médiatrices de rue, dans les locaux d’une ancienne école primaire, pour accueillir des élèves que l’institution scolaire nomme décrocheurs, en fait des enfants pour qui l’école « ça ne le fait plus, ou plus très bien » et, peut-être, pour certain·es, pour qui « ça ne l’a jamais vraiment fait ». La proposition est de leur permettre de souffler, de prendre une pause, de cheminer et, possiblement, de retrouver du sens à leur présence au collège ou au lycée, et de le faire sans devoir se soumettre à une injonction d’objectifs, de mesures d’orientation ou de contrats d’insertion. En ce sens, le « lieu » s’apparente à un « accueil inconditionnel » car il ne pose pas de préalables à l’arrivée du jeune et à sa présence, les seuls contraintes étant celles qui découlent de l’obligation scolaire car beaucoup de ces jeunes, encore collégien·nes, y sont tenu·es.

Ce « lieu » est constitué d’une grande salle aménagée sur un mode « non scolaire », avec l’envie que, progressivement, quelque chose se trame plus largement au sein du bâtiment, qui accueille aussi des classes de Segpa [1], et dans le quartier. Le projet nous intéresse car il rompt avec la logique habituelle de l’institution scolaire selon laquelle toute question trouve sa solution dans l’instauration d’un dispositif spécialisé, sous l’égide d’un nouveau sigle. Du dispositif s’ajoute sans cesse à du dispositif sur le dos de ces enfants alors qu’iels sont déjà à bout et supportent difficilement l’institution scolaire et ses normes de fonctionnement. Cette expérience est donc lancée à partir d’une intuition que nous pensons juste, à savoir la volonté d’accueillir ces jeunes dans un « lieu » et non de les prendre en charge au sein d’une nouvelle mesure de politique publique. Le cadre reste assez institutionnel en raison de l’obligation scolaire mais les professionnel·les ont à cœur de se décaler pour imaginer d’autres manières de faire et éviter de reproduire les allant-de-soi du système éducatif. Cette approche par le « lieu » et non par le « dispositif » (de politique publique) tient beaucoup au fait que La Parenthèse est portée par une équipe de prévention spécialisée, habituée au travail de rue. Des travailleurs sociaux d’institution ou des enseignants auraient certainement plus de difficultés pour imaginer une intervention qui ne relève pas d’un protocole, d’une programmation ou, encore, d’un planning d’activités.

Agir avec un lieu et à partir de lui, c’est agir de plein vent. C’est œuvrer en processus. C’est travailler « à découvert ». C’est accepter de se laisser embarquer par la dynamique même des situations. C’est concevoir l’intervention au fur et à mesure de sa réalisation. C’est guider et conduire, et non programmer. C’est accepter de se laisser surprendre. C’est ajuster, moduler, varier, adapter, bricoler, jongler, loin de l’idée d’encadrer et de réglementer. C’est un haut niveau de maîtrise professionnelle qui ne s’incarne pas dans un désir de contrôle et d’autorité. C’est une compétence qui s’exerce, qui se risque, qui s’éprouve. C’est une capacité qui incorpore ses limites et se réinvente à l’épreuve des événements.

L’un des enjeux du projet est de réussir à accueillir le jeune selon d’autres rythmes et dans une temporalité différente, en décalage suffisant, voire en rupture, avec la norme temporelle hégémonique de l’école (l’heure de cours, le planning hebdomadaire, le rythme de l’année). La Parenthèse est une respiration. Elle permet de souffler et de relâcher le temps asthmatique de l’institution scolaire. Souffler. À la fois s’apaiser et se détendre en décontractant le temps, en mettant sur pause les plannings et les emplois du temps. À la fois reprendre son souffle lorsque le rythme scolaire n’est plus supportable, une heure de cours succédant à une autre et à une autre. À la fois réussir à extérioriser, à exhaler et pulser, à exprimer et manifester. Reprendre son souffle mais aussi retrouver du souffle. De grandes respirations et des bouffées d’air.

L’élève est accueilli à La Parenthèse pour une semaine, sans anticiper sur ce que cette semaine recouvrira. Cette durée peut se prolonger, s’il ne se sent pas prêt pour retourner au collège ou au lycée. Il peut aussi revenir si le besoin s’en fait sentir. L’expérience de vie à La Parenthèse n’est donc pas coincée entre un avant et un après, un début et une fin. Elle se module. L’après Parenthèse peut en effet s’étaler dans le temps avec un retour au collège ou au lycée qui s’effectue par étapes et qui permet à l’élève de jauger s’il s’en sent capable, si le moment est (re)venu pour lui de réintégrer le fonctionnement ordinaire de son établissement. L’avant Parenthèse peut, pareillement, relever d’un processus ; des contacts se prennent, l’idée fait son chemin, l’envie prend forme progressivement. L’image que je me suis construite de La Parenthèse est celle d’une scène qui pourrait s’avérer banale : un·e collégien·ne qui, un matin, sent qu’aujourd’hui « ça ne le fera pas ». Plutôt que de se mettre en tension avec les autres et de « mal » se comporter, il décide de bifurquer, de changer de trottoir et de se rendre à La Parenthèse. Je ne dis par que ce « lieu » fonctionne sur ce modèle, je dis simplement que l’expérience de ce « lieu » nous enseigne ce que pourrait être un autre monde scolaire et nous invite à imaginer une vie scolaire qui, dans son fonctionnement « normale », autoriserait les bifurcations, les pas de côté et les parenthèses.

Un « lieu » est donc d’abord une affaire de « temps ». Comment un jeune parvient-il à se réinscrire dans une durée, en particulier d’apprentissage, quand il ne réussit plus à tenir les échéances et les étapes fixées par le calendrier scolaire ? Comment parvient-il à cheminer lorsque la voie tracée par l’institution ne lui convient pas ? Comment parvient-il à avancer dans ses apprentissages quand il ne réussit pas à tenir les rythmes prévus par l’école ? Comment parvient-il à « faire expérience » avec ce temps de l’école, dès lors que l’emploi de ce temps proposé par l’institution ne fait pas (plus) sens pour lui ? Comment son vécu pourrait-il (re)devenir compatible avec les attendus programmés par le système éducatif ?

Pour les professionnel.les le défi est ambitieux. La « sécurité » et le confort tendraient à (re)mettre le « lieu » en conformité en y réintroduisant de l’emploi du temps, de la programmation, des objectifs communs à toutes et tous, des passages obligés… Si les professionnel.les décident de conserver le « lieu » en processus, ainsi qu’il doit être s’il veut rester « lieu », alors c’est une toute nouvelle expérience du temps qui s’invite. Comment le temps retrouve une densité vécue, hospitalière pour les attentes, les envies, les objectifs de chacun et chacune sous la forme d’accommodements réciproques, se discutant et s’établissant au fil des jours et des activités ? Comment composer un « temps commun » en respectant une pluralité de rythmes, tout le monde n’ayant pas la même disponibilité au même moment pour la même activité ? Le « lieu » intègre donc une micro-politique du temps. Les professionnel.les se réapproprient cet enjeu. Un temps se compose. Un temps se module. Un temps s’harmonise. Un temps s’accorde (au même titre qu’un instrument de musique). Les professionnel.les reprennent alors la main sur une capacité essentielle qui est celle de l’usage et de la pratique du temps, loin d’un emploi du temps livré clé en main par l’institution. L’institution les dépossède, et sur un registre majeur. Réinvestir professionnellement le temps, c’est donner sens à une durée (qu’est-ce qui se construit sans qu’on puisse immédiatement en juger ?), c’est jouer avec les rythmes, en accordant la même considération aux accélérations et aux lenteurs, aux pauses et aux bougés. C’est concevoir un temps-hospitalité, qui accueille le cheminement de chacune et chacun. C’est admettre que plein de choses puissent se passer quand rien ne se passe (en apparence). C’est rester réceptif à l’événement afin de prendre la mesure de l’avant et de l’après qui surgit de la sorte, à ce moment précis. Durée, rythmes et événement, il s’agit des trois registres sur lesquels le contrôle de l’institution est fort. L’institution tient à maîtriser les durées et les rythmes, l’institution scolaire tout particulièrement, et elle se défie de l’événement, qui provoque, qui trouble et qui désordonne. L’événement est pourtant une source essentielle de création et de transformation. Il peut devenir le meilleur allié des professionnel.les dès lors qu’iels acceptent de travailler avec, en restant réactif·ves et disponibles et en saisissant les ouvertures et les opportunités qui se révèlent à cette occasion.

Le « lieu » appelle donc une nouvelle écologie de l’attention [2]. Elle est à renforcer tant sur l’aspect de la disponibilité et de la réceptivité (une plus grande attention) que sur l’aspect de son élargissement et de son enrichissement (une meilleure attention). C’est en ce sens que je considère que La Parenthèse capacite, qu’elle renforce les savoirs et savoir-faire et qu’elle est source de possibles pour les professionnel·les. Par contre, elle expose aussi beaucoup. Le professionnel se retrouve « à découvert » alors que dans un fonctionnement institutionnel classique il peut agir « en base arrière », en pouvant mettre en avant, sur le devant de son activité, des réglementations et des dispositifs sur lesquels s’appuyer, derrière lesquels, parfois, se protéger. Lorsqu’il agit en processus, au contraire, il se situe en prise immédiate avec les situations en étant directement affecté par les dynamiques. Il agit de plain pied et au rez-de-chaussée. Il va devoir alors composer, ajuster et moduler. Cela ne signifie pas qu’il travaille sans outillages et sans règles, mais que ses équipements de travail, qui incorporent des dispositions et des dispositifs, il les maintient toujours en expérience, il en vérifie la pertinence à l’épreuve des faits et des situations, il les éprouve, il les incarne dans un faire dont il vérifie la validité. Ses outils et dispositifs ont toujours besoin de s’ajuster au contexte, d’affiner leur réglage en fonction des problèmes rencontrés et de confirmer leur pertinence en fonction des effets et des conséquences de l’action. Leur valeur n’est pas immuable ; elle a toujours besoin d’être éprouvée.

Il s’en suit deux exigences de méthode. Agir en processus suppose un souci constant d’explicitation. L’activité a besoin d’être déchiffrée et énoncée, afin d’être partagée au sein de la communauté d’expérience que constitue le « lieu ». Une venue en explicitation qui s’accompagne d’une mise en partage. Dès lors que l’action demeure relativement indéterminée en raison des événements qui peuvent survenir et des bifurcations qui peuvent se présenter, dès lors qu’elle est faiblement programmée et très exposée aux aléas des situations, elle appelle d’autant plus cet effort soutenu d’attention. La communauté concernée doit renforcer le regard qu’elle porte sur ses propres dynamiques et actions, l’éduquer et l’enrichir. Sa capacité à déchiffrer, décoder et énoncer ce qui advient, au cœur du processus, est fortement sollicitée. Elle est nécessairement « en recherche » (une vigilance) et « se met en recherche » régulièrement dès qu’un fait surprend ou qu’une situation perturbe (une investigation).

Cet effort d’explicitation renvoie pour moi à deux mouvements (que je nomme « brèves de méthode »), un mouvement qui vise à déplier la situation, un mouvement qui, lui, tend à la déployer. Le premier relève d’un travail « archéologique », à travers l’effort entrepris pour, couches après couches, significations après significations, dimensions après dimensions, tenter d’entrevoir ce que la situation a sédimenté, ce qu’elle incorpore et ce qui la constitue au fil du temps. Il s’agit, au sens propre, de la déplier, pour découvrir ce qu’elle a structuré en elle, ce qu’elle a combiné et agencé, en explorant ses plis et ses replis. Ce premier mouvement s’intéresse à ses couches sédimentaires, à savoir les significations, les symboliques, les mots, les imaginaires ou encore les logiques qui se sont accumulés en elle au fur et à mesure de l’avancée du processus. Il s’agit de la « découvrir » en l’effeuillant, en retirant les couches de sens qui l’enveloppe, en portant le regard au-delà des premières apparences, en dépliant sa riche densité et en laissant apparaître progressivement les différents « niveaux de réalité » qui la caractérisent. Le second s’apparente, lui, à un travail « généalogique », à travers la tentative d’observer dans la durée la façon dont la situation évolue, se réajuste et, parfois, se réinvente. L’effort d’attention doit porter sur ce qui précède et sur ce qui advient. Il s’agit de rendre apparentes les nombreuses antériorités qui font que la situation est ce qu’elle est aujourd’hui, en remontant vers son passé. Mais aussi, pareillement, d’éclairer les émergences et les surgissements, en fait toutes les brèches temporelles par lesquelles le futur de la situation se dessine, par lesquelles des perspectives se laissent entrevoir. Alors, par cet effort d’analyse « historique » (une micro-histoire des situations), il est possible de se représenter comment la situation s’est déplacée dans la durée, et s’est réinventée au fil du temps, par un jeu constant d’avants et d’après, d’antériorités et d’advenirs, de continuités et de transformations. La situation se déploie en quelque sorte sous nos yeux, en se mettant « à découvert », en se laissant voir et en révélant ainsi comment elle est advenue et comment elle advient, d’où elle vient et vers où, possiblement, tendanciellement, elle va. Je nomme « généalogie » cette démarche qui vise à représenter la situation dans son déroulé temporel, comme un film qui serait projeté devant nous. Elle est saisie à un instant particulier et cet instant permet de retracer certaines antériorités et d’esquisser de possibles advenirs.

Cette démarche « oblige » notre attention ; elle exige d’elle et la sollicite fortement. Un « lieu » n’est pas dissociable des régimes d’attention qui œuvrent en son sein, des manières de voir et de lire les réalités, de la façon de se rapporter à elles pour les « découvrir » et accéder à ce qu’elles ménagent comme perspectives. Cette écologie spécifique, propre au regard, à la sensibilité, à l’écoute, à la présence à l’autre et à l’implication dans les lieux, a besoin d’être éduquée ; elle se forme dans et par la pratique. C’est à force de regarder qu’on est capable de voir. C’est en étant à l’écoute qu’on finit par entendre. C’est en cultivant sa sensibilité au monde qu’on parvient à percevoir. Chaque « lieu » intègre une écologie de l’attention qui lui est propre, et que ses membres façonnent et instruisent. Elle est perfectible.

Elle nous apparaît comme un des enjeux essentiels de la recherche-action que nous avons engagée à La Parenthèse. En menant l’enquête, en observant, en explorant, en conduisant des investigations à partir des questions qui leur importent, les professionnel·les, mais aussi les jeunes, renforcent et parfont leurs régimes d’attention. La dynamique de recherche peut contribuer très significativement à l’émergence, à l’éducation et à l’enrichissement de cette « écologie de l’attention » fondamentale pour agir en processus et pour « faire lieu », car le défi est bien de renforcer une capacité collective à percevoir, capter, saisir, attraper et recevoir, en fait une aptitude à « lire » les situations et à déchiffrer les événements.

La recherche-action constitue aussi l’espace privilégié où ces différentes lectures (des perceptions, des ressentis, des interprétations, des significations, des analyses) peuvent se discuter entre actrices et acteurs du « lieu ». La perception ou le ressenti d’un seul ou d’une seule peuvent être considérés comme arbitraires, car trop liés à l’expérience singulière d’une personne. Mais, si le ressenti de l’un rencontre celui de l’autre, et se trouve corroboré par celui d’autres, progressivement ce qui relevait d’une simple impression peut gagner en fiabilité et être reconnu comme une donnée crédible, sur laquelle il sera possible de s’appuyer. Pareillement, l’interprétation d’un événement, à travers les multiples signes qui auront été captés, va pouvoir, là aussi pas à pas, être fondée grâce à la confrontation des points de vue au sein du « lieu ». La démarche de recherche est porteuse de deux contributions : à la fois l’installation d’un micro-espace de discussion / délibération où les observations peuvent se débattre, s’éprouver entre elles et, possiblement, gagner en fiabilité, et où, sur le même modèle d’une mise à l’épreuve réciproque, les analyses pourront gagner en pertinence ; à la fois acclimater dans le « lieu » une capacité, partagée collectivement, à observer (à lire les situations et le processus). Je retiens la notion d’observation dans son acception la plus large qui soit, en englobant sous ce terme autant les aptitudes à voir et à entendre que celles à ressentir et à percevoir, et à le faire à travers la qualité d’une présence et la richesse d’une implication. La recherche-action crée donc les conditions d’une « écologie de l’attention », qui s’éveille et s’enrichit sans relâche en fonction des nécessités posées par le « lieu », et les conditions d’une « communauté épistémique » sous la forme d’une capacité à entrer en discussion au sein du « lieu », qui fait alors commun sur le plan intellectuel, en valorisant et en partageant les observations, interprétations et pistes d’analyse développées par les un·es et les autres.

Agir en processus en faisant lieu ou, autre manière de le formuler, en jouant de la réversibilité des enjeux, faire lieu en agissant en processus suppose que le projet s’équipe de l’ensemble de ces aptitudes : faire vivre une communauté épistémique, cultiver une écologie de l’attention, éduquer la capacité à observer, à capter les signes qu’adresse toute situation et à pister tous les indices qui permette de mieux déchiffrer un événement. Cet équipement prend forme et s’architecture grâce à la dynamique de recherche. Il n’est pas apporté par les chercheurs. Il est créé par la collégialité partie prenante de la recherche. On n’équipe pas un « lieu », un « lieu » s’équipe, et la recherche-action est un des registres possibles pour outiller et instrumenter, en particulier bien sûr sur le plan intellectuel et langagier.

Dans notre recherche-action à La Parenthèse, nous avons retenu deux autres idées force. Nous assumons notre ignorance des questions scolaires et éducatives. Par contre, les éducatrices et médiatrices, elles, sont éclairées de ces enjeux, ont développé une riche expérience à ce propos et se sont dotées d’appuis théoriques pour les investir. Pour notre part, nous nous considérons comme « sachants » et « connaissants » sur deux autres plans, celui de la conduite d’une recherche-action car, là, nous pouvons compter sur plusieurs antériorités de travail, et celui de l’occupation d’un lieu et des enseignements qu’il est possible d’en tirer [3]. Pour ma part, je m’y suis confronté pendant quelques années à l’occasion d’interventions dans des friches culturelles, un contexte différent (des délaissés urbains en centre-ville), une autre époque (les années 2000) mais des enseignements qui peuvent être transposés et s’avérer féconds pour l’expérience de La Parenthèse. Nous nous retrouvons donc dans une relation symétrique de connaissance / méconnaissance, ignorance / expertise, avec les professionnel·les de La Parenthèse. Nos positionnements s’avèrent parfaitement réversibles car, à certains moments, nous les chercheurs pouvons apporter, à d’autres ce sont les éducatrices et les médiatrice qui sont en capacité de le faire. Cette réciprocité épistémique est au cœur de la coopération de recherche que nous y développons.

Enfin, nous avons retenu le principe que, nous chercheurs, nous ne proposerions pas de textes tant que les professionnelles de La Parenthèse ne seraient pas venues en écriture et n’auraient pas trouvé la voie qui leur corresponde pour aller à la « production » (de recherche). Nous nous abstenons d’écrire et de publier afin qu’elles aient toute liberté pour tenter et pour expérimenter et afin qu’elles disposent de l’espace/temps indispensable pour qu’elles découvrent par elles-mêmes, en faisant expérience ensemble, en devenant lectrices les unes des autres, les registres et formats d’écriture qui leur conviennent. Ce choix ne nous rend pas passifs. Nous suscitons, nous invitons, nous encourageons, nous proposons… Nous tentons d’aiguiser ce désir et, surtout, nous nous efforçons de lever les effets d’intimidation hérités du temps de l’école. Nous multiplions les occasions d’échange à propos des expériences d’écriture des unes et des autres et nous découvrons bien sûr des « douleurs » provoquées par la scolarité et des empêchements à écrire, mais nous découvrons aussi des expériences heureuses, mais qui ne se « disent » pas en équipe et qui se partagent peu, et nous voyons émerger progressivement un désir d’écriture qui renvoie à des plaisirs qui ont pu être vécus par le passé ou qui le sont encore aujourd’hui. Parler de son expérience d’écriture entre professionnel.les se pratique peu, voire jamais. La recherche-action libère cette « parole d’expérience ». Nous espérons que, si parler de son écriture devient possible, alors écrire à La Parenthèse, au sein du lieu à destination du lieu, avec pour lectorat ses collègues et ses partenaires, deviendra accessible. La venue en écriture (des observations, interprétations, analyses) pourrait alors se constituer comme une des expériences, une des aptitudes collectives, constitutive du « lieu », avec l’espoir que cette dynamique puisse impliquer également les jeunes accueilli·es et, pourquoi pas, un jour, leurs parents. En tant que chercheurs, c’est à nous de nous montrer inventifs et de créer les conditions de ce possible.

Pour parler de mon travail de chercheur, il m’arrive encore de mobiliser une image / notion que j’ai forgée à l’époque où j’intervenais dans des friches culturelles et des squats, celle de « recherche en situation d’expérimentation ». Cette conception épistémopolitique implique que la recherche, elle-même, œuvre en processus, à l’image du « lieu » qui l’accueille. Et, donc, en conséquence, tous les développements que j’ai proposés sur l’agir en processus de La Parenthèse valent pareillement pour notre manière de faire recherche dans ce « lieu ». Ce principe de symétrie est essentiel. Ne rien dire que nous n’ayons nous-même fait et expérimenté. Nous défendons une conception processuelle des interventions sociales et éducatives car nous avons vérifié le bien-fondé de cette approche au sein même de notre pratique de la recherche. Ce qui vaut pour nous peut, possiblement, valoir pour les autres, et réciproquement. Cette conception d’une « recherche en situation d’expérimentation » implique aussi des changements notables dans l’attitude du chercheur. S’il veut coopérer avec les personnes concernées, il doit lâcher ses prérogatives et ses privilèges. Il conserve sa compétence (ses savoirs et savoir-faire de chercheur), et continue à l’exercer, mais il défait les positions de pouvoir qui peuvent en découler. Un des privilèges majeurs du chercheur est celui de l’accès à l’écriture et de la maîtrise des supports et formats légitimes de publication. En recherche-action, en tout cas dans la conception que nous en défendons, ce privilège doit lâcher, doit céder, d’où notre choix de ne produire des écrits à La Parenthèse que lorsque, dans le « lieu » lui-même, l’écriture fera possible pour toutes et tous, que des habitudes de co-lecture auront été prises, que des formats et registres de publication / publicisation auront été acclimatés, en fait que lorsque l’expérience d’écriture (faisant recherche) sera devenue commune au « lieu ».

Pascal NICOLAS-LE STRAT, février 2022

[1] Les SEGPA, sections d’enseignement général et professionnel adapté, sont destinées à des collégien·nes « présentant des difficultés d’apprentissage graves et durables », selon la formulation de l’Éducation Nationale.

[2] Yves CITTON, Pour une écologie de l’attention, éd. du Seuil, 2014.

[3] J’apprends aussi beaucoup grâce à la recherche doctorale de Thomas Arnera qui porte spécifiquement sur les dynamiques d’occupation. Cf. son article publié dans le numéro 01 de la revue Agencements. Recherches et pratiques sociales en expérimentation, « Emménager, Aménager, Déménager, ou comment penser une recherche en friche », 2018, p. 123 à 142.