Dimanche 09 janvier 2022. Un « faire recherche » alternatif ? Ou plutôt réinstituant ?

J’ai été convié à une table-ronde proposée par la revue Pratiques de formation « autour des pratiques alternatives de publication ». Je ne me sens pas à l’aise avec cette formulation. Je crois n’avoir jamais employé le qualificatif d’alternatif pour parler de mes activités.

Pour répondre à cette question, avant tout pour moi-même, j’ai commencé à rédiger ce que pourrait être ma communication lors de cette table-ronde, même si je ne pourrai pas la développer en ces termes, faute de temps. Cette parole que je ne prendrai donc pas compose le texte qui suit.

Je vais introduire mon propos en rappelant un fait simple, ce simple fait que la recherche est une institution, à savoir un ensemble, relativement stabilisé, de dispositions attendues, légitimes, accréditées (donc instituées). Des dispositions méthodologiques, théoriques, axiologiques… Et le premier mouvement inhérent à une institution est bien d’interpeller chacun de ses membres pour l’inscrire dans ces fonctionnements et comportement requis [1]. Cette interpellation « en tant que chercheur·e, il est attendu de vous… » est réitérée régulièrement ; elle prend des formes plus ou moins incitatives ou plus ou moins injonctives, entre apostrophe et sommation. Elle ne s’exprime pas nécessairement sur un mode direct. Il est rare que l’on soit ouvertement interpellé·e. Cette interpellation est incorporée dans le fonctionnement même de l’institution. Elle joue plutôt comme un effet d’ambiance, comme un doute qui ne relâche pas. N’ai-je pas failli dans mon approche méthodologique ? Est-ce que je recours à bon escient à ce cadre théorique ? Ces inquiétudes nous assaillent au moment de prendre la parole dans un colloque ou de présenter un article dans une revue. Je me souviens m’être réveillé très angoissé à l’approche de la soutenance de mon HDR en étant complètement envahi par un doute : « est-ce que ce que je fais c’est de la sociologie ? » et, quant à faire : « mais suis-je vraiment un sociologue ? », et pourquoi pas : « est-ce vraiment de la recherche que je fais ? ». La force de cette interpellation par l’institution est qu’elle prend souvent la forme d’une auto-interpellation. Le doute s’insinue… Et ce doute, cette inquiétude sont source de conservatisme. J’hésite, je ne me risque pas, je renonce à expérimenter. « Est-ce que je ne vais pas perdre la reconnaissance de mon institution ? », « Est-ce que je suis toujours chercheur, ne suis-je pas devenu un militant, un idéologue… ? », « À force de m’immerger dans mon terrain, ne me suis-je pas perdu, ne suis-je pas perdu pour la science ? », « En coopérant avec les personnes concernées, est-ce que je finis par perdre les qualités attendues d’un chercheur ? », « En restituant mes recherches sous la forme de fanzine, suis-je encore crédible en tant que chercheur ? ». Aujourd’hui, mon statut, mon expérience, mon ancienneté me « protègent » de ce doute lancinant, même si je ne lui échappe pas complètement. Désormais, je le vis pour les doctorant.es dont j’accompagne les travaux. « Est-ce qu’en les soutenant dans des démarches radicales de recherche-action je ne les envoie pas dans le mur ? », « Comment ces choix épistémopolitiques seront-ils « reçus » par le jury de thèse ? ».

Comment une pratique (de recherche) s’inscrit-elle dans l’institution (de la recherche) ? Comment parvient-elle à y écrire sa singularité ? Comment parvient-elle à « faire différence » sans rompre, sans se marginaliser ? Cette « inscription » relève d’un texte institutionnel qui s’écrit ou, plutôt, qui se réécrit sans relâche. À titre d’exemple, j’avancerai celui du pré-rapport autorisant la venue en soutenance d’une thèse. Il s’agit d’un avis circonstancié, rédigé à hauteur de deux ou trois pages, dans lequel un·e rapporteur·e se prononce sur la recevabilité d’un écrit de thèse. Il serait intéressant de réunir un corpus suffisant de pré-rapports afin de décrypter la façon dont la recherche se « déclare », sur le mode : « En regard des appréciations que j’ai portées sur cet écrit de thèse, j’émets un avis favorable à la venue en soutenance de la thèse de… ». Mais ce travail d’analyse a peut-être été déjà réalisé ; je n’en ai pas connaissance. Ce seuil institutionnel franchi (la recevabilité), alors la recherche pourra être discutée au sein de la communauté de recherche concernée, représentée par un jury réglementairement constitué.

Cette institutionnalisation crée les conditions de possibilité de la recherche sous la forme de dispositions partagées, mais, classiquement, elle la met aussi en risque. Le risque est que le « faire recherche » soit de plus en plus strictement contenu dans un périmètre convenu, attendu, possiblement prescrit. Entre la stabilisation de normes nécessaires à la conduite collective de l’activité et la normalisation stérilisante de cette même activité, le danger n’est jamais loin. L’inertie propre à toute institution fait facilement basculer le tissage normatif (un minimum de dispositions acceptées et partagées qui rendent possible une activité commune, en l’occurrence l’activité de recherche), dans un maillage normalisateur qui enserre trop fortement l’activité et finit, tendanciellement, par l’étouffer. Le risque est bien là, que le « faire recherche » soit de plus en plus strictement contenu dans un périmètre étroit, figé, stéréotypé. Il perd alors sa créativité, appauvrit ses expressions singulières et se routinise. Ce qui n’est quand même pas le mieux ou le bien que l’on peut souhaiter pour une activité de recherche en sciences sociales. Sans normes communes, il n’y a pas d’activité (de recherche), avec des normes durcies et impérieuses, il n’y a plus de création (de recherche).

Celui qui est à l’aise dans le cadre existant (je le nommerai « majoritaire ») n’est pas éprouvé par ces enjeux. Le cadre institutionnel établi ne le trouble pas, ne le dérange pas ; il relève d’un allant-de-soi. Il va de soi qu’une recherche se conduit de cette façon. Le « minoritaire », lui, au contraire en est affecté, et va devoir agir, car il ne peut pas faire autrement que de réagir aux tensions qu’il ressent. Il se sent à l’étroit, a du mal à faire (re)connaître ses travaux et, finalement, peut se trouver disqualifié.

En tant que « minoritaire » – ne serait-ce que parce que je pratique la recherche-action qui, même si elle possède une déjà longue histoire, continue à être minorée, minorisée, parfois marginalisée –, je n’ai jamais vécu « en confort » dans les institutions de la recherche, en particulier au sein des construits disciplinaires. La preuve en est facilement apportée. Il suffit que j’évoque les deux procédures de « qualification » auxquelles j’ai été normalement soumis dans ma carrière d’universitaire, comme mes autres collègues. J’ai soutenu une thèse inscrite en science politique. Lorsque j’ai sollicité ma « qualification aux fonctions de maître de conférences » dans ma discipline, elle m’a été refusé après que mon dossier ait été longuement débattu. Par contre, la même année, cette qualification m’a été accordée sans souci particulier en sociologie. Quand j’ai candidaté à la « qualification à la fonction de professeur des universités », cette fois-là, aussi, pareillement, mon dossier a été fortement controversé, un·e rapporteur·e ayant émis un avis très défavorable, le deuxième ayant lui formulé un avis favorable. J’ai obtenu cette qualification.

Cette condition de « minoritaire » a été reconnue lors de ma soutenance de HDR, et de manière tout à fait intéressante, et constructive, un membre du jury ayant déclaré : « tes pratiques sont atypiques et c’est en cela qu’elle intéresse notre discipline », et dans son « intéresse », il mettait « doit » ou « devrait » intéresser notre discipline. Et il ajoutait qu’à ses yeux une discipline (donc l’institution recherche dans une de ses déclinaisons) évolue parce que des pratiques nouvelles, inhabituelles, décalées ouvrent de nouvelles questions et forcent la communauté concernée à réfléchir un peu autrement. Cette épithète (atypique) sera reprise par d’autres membres du jury.

Un « minoritaire », sauf à se désespérer et à se morfondre avec ses doutes et ses manques (manque de reconnaissance, de considération… ou, plus prosaïquement, de pouvoir institutionnel), se résout à agir, et à le faire, au moins dans mon expérience, sur le mode de micro « arts de faire politique » dans l’institution. Au long de ma carrière d’universitaire, j’ai éprouvé et éduqué deux manières d’agir dans l’institution, deux manière d’agir l’institution. L’une que je nomme « travail institutionnel », l’autre « travail d’institution » [2].

La première relève sans doute d’une tentative de démocratisation des fonctionnements de la recherche, mais une tentative toujours située, réengagée dossier après dossier. En fait, je suis très attentif à ce que l’institution « recherche » (dans sa déclinaison macro « l’université », dans ses déclinaisons « méso », les disciplines, et dans ses multiples déclinaisons micro, les pratiques de recherche) intègre ses membres et leurs travaux sur un mode essentiellement « de compatibilité » en évitant de le faire sur un mode « de conformité ». Je n’ai jamais « rompu » avec l’institution, même si les amarres ont dû parfois résister à des vagues traîtresses. Je me suis toujours efforcé de travailler en compatibilité avec l’état présent de la recherche. Il est bien entendu que cette compatibilité n’est pas un donné, aucunement un acquis ; ce ne peut être qu’une conquête, qu’une conquête de marges et de possibles, en situation, sur chaque dossier significatif. Ce travail institutionnel relève d’un micro art de « faire politique » au sein de l’institution, afin de la distendre, de l’étendre ou de la détendre, afin qu’elle lâche et qu’elle relâche, afin qu’elle devienne plus hétérogène, moins assurée. Un « minoritaire » est en attente de « démocratie » car il a besoin d’une institution suffisamment plurielle et pluraliste afin de pouvoir y composer et y disposer de nouvelles compatibilités. Ce qui n’était pas possible le devient. Ce qui paraissait inatteignable arrive à portée. Cet engagement est sans fin ; il est possiblement épuisant. Mais je l’ai tellement assimilé à ma pratique que je n’en prends plus conscience. Je le (re)découvre dans l’étonnement des autres. Pour moi, travailler dans l’institution, c’est y faire, consubstantiellement, politique, micro-politique presque à l’occasion de chaque chantier. Je me rapporte à l’institution toujours sur ce mode micro-politique d’un « possible à dégager », à tenter de dégager. Et, au fil des années, alors que mes pratiques sont considérées comme atypiques, je suis parvenu à les inscrire et à les écrire dans l’institution. Elles sont peu, voire parfois très peu, conformes mais elles sont reconnues compatibles. Cette compatibilité ne s’obtient pas, elle se gagne. Il s’agit d’une élaboration politique, ou mieux épistémopolitique comme j’aime l’écrire.

Mais, sur ce plan, les acquis sont sans doute trop faibles, en tout cas pour nombre de précaires de l’enseignement supérieur qui sont autrement plus malmenés que je ne le suis. Ce travail institutionnel opère en trop basse intensité. Il convient de « hausser ».

L’autre manière d’agir l’institution – que je nomme donc « le travail d’institution » – possède une portée plus ambitieuse et répond sans doute mieux aux attentes de chercheur·es dont je suis proche et qui n’exercent pas leur métier dans le cadre universitaire (existant) car, faute de postes ouverts à recrutement, iels ne trouvent pas à s’y employer. Je pense que, par nécessité, iels expérimentent de nouvelles dispositions et de nouveaux dispositifs de recherche car exerçant leur activité, inévitablement, hors des normes établies et hors financement classique de la recherche. Mais iels expérimentent avant tout par choix, en promouvant de nouvelles perspectives épistémopolitiques, de sensibilités décoloniale, féministe et écologiste. Lors de travaux antérieurs, à l’occasion de l’émergence du mouvement des friches culturelles et des pratiques artistiques hors enceinte culturelle classique, j’avais développé la même analyse, en insistant sur l’importance des conditions matérielles de l’activité qui font nécessité (de pratiquer autrement) et de l’importance tout aussi décisive d’une volonté de « faire art » radicalement différemment en puisant de l’inspiration dans nombre d’antériorités critiques et avant-gardistes [3]. Sur le mode d’une nécessité et, irréductiblement, d’un choix, ce mouvement me semble caractériser des « prises d’initiative » épistémopolitiques qui se font jour, aujourd’hui, sur le terrain des sciences sociales. Le cadre de ce texte ne me permet pas de les caractériser avec suffisamment de finesse et de profondeur, je me contenterai de souligner que ces pratiques de recherche, qui bousculent le cadre majoritaire des sciences sociales, revendiquent le caractère situé des savoirs qu’elles élaborent dans des formes de réciprocité et de coopération avec les personnes directement concernées.

Par travail d’institution, j’entends l’effort collectif entrepris pour réinstituer l’état présent d’une institution. Lors d’un mouvement social d’ampleur, comme a pu l’être Mai 68, ce processus de réinstitution a opéré à une échelle d’ensemble et a reconfiguré significativement nombre de fonctionnements. La pérennité de ces transformations peut être interrogée mais il n’en demeure pas moins que ce vaste mouvement de réinstitution a opéré. Lorsque j’évoque, ici, un travail d’institution je ne me situe évidemment pas à cette échelle. Mais je pense possible (un principe espérance) de réinstituer la recherche en sciences sociales par la multiplication des expérimentations et des « tentatives » (de faire autrement) [4], en favorisant évidemment leur venue en discussion, leur confrontation et leur capacité à se connecter entre elles, à tirer profit de ce qu’elles tentent dans leur diversité et à inventer les cadres pour en éprouver, en vérifier et en controverser les acquis.

Dans ma carrière de chercheur, j’ai vécu deux périodes. La première au cours des années 2000 / 2010 où j’ai considéré que je devais initier des dispositifs à l’extérieur de l’université afin de pouvoir « faire recherche » comme je le désirais, en particulier en coopérant avec des collectifs d’artistes ou de travailleurs sociaux. Je me déplaçais en périphérie afin de pouvoir œuvrer de manière plus libre, plus autonome. Cette dynamique a aussi impliqué mes modes de publication car c’est dans cette période que j’ai commencé à publiciser mes travaux sur des sites et des blogs, donc hors des cadres habituels de la publication universitaire. À l’approche des années 2020, j’ai fini par considérer que les pratiques « hors cadre » n’avaient rien à envier aux pratiques établies (majoritaires) et prouvaient largement leur pertinence. Il était temps de tenir un autre discours. J’ai cessé de dire « exerçons en périphérie pour préserver notre autonomie, et donc notre créativité », pour assumer le fait que nous étions bel et bien en train de réinstituer la pratique des sciences sociales, pour une partie, celle qui nous intéresse, celles relevant de la recherche-action et de la recherche en coopération, en assumant ainsi nos hybridités, nos transversalités. Et j’ai commencé à dire : « nous sommes la science sociale », nous le sommes nous aussi. Cet ajout du « aussi » est important pour moi car je n’éprouve pas le besoin de disqualifier les autres pratiques (majoritaires) pour affirmer les miennes. Dans mon imaginaire politique, ce « nous sommes (nous aussi) la science sociale » est directement inspiré d’une autre « déclaration », elle lancée par des collectifs de luttes en 1997, « Nous sommes la gauche », nous sommes la gauche car nous la faisons [5]. Par ce geste de réinstitution (par la dimension performative d’une « déclaration »), je défends donc la légitimité d’être (nous aussi) la science sociale… car nous la faisons.

C’est sans doute la raison pour laquelle je ne me retrouve pas dans la formulation retenue par la revue Pratiques de formation. Je ne vis pas mes pratiques (nos pratiques, car mes pratiques n’existent qu’en coopération et en collégialité) comme alternatives, car je les désirent « reinstituantes ».

Dans ce travail d’institution, qui se déclare sous la forme « nous sommes la science sociale », je mobilise des pratiques partielles, possiblement fragmentaires, mais néanmoins consistantes. Indépendamment d’un mouvement social, je ne vois pas comment bousculer une institution, et la faire basculer dans de nouvelles perspectives, d’un seul bloc, en un unique mouvement. Je pense donc possible de la défaire, en partie, pour partie, là où nous réussissons à prendre prise, là où nos expérimentations imposent leur pertinence. Nous ne quémandons pas une reconnaissance, nous la construisons. Nous n’attendons pas une légitimité, nous l’instaurons. Comment, pratiquement, ces mouvements de réinstitutions peuvent-ils opérer ? À partir de contre-dispositifs. Sur un mode affirmatif, en « établissant » des méthodes et en « installant » des épistémologies. En se dotant des cadres de discussion et d’échange. En créant des outils de publication [6]. Et en tenant le rapport de force, parce que les alliances doivent être posées, et les coopérations au rendez-vous.

Dans ce mouvement de réinstitution (de réinvention) d’une conception de la recherche en science sociale, que je pense de nature fondamentalement générationnelle, le vieux prof. que je suis s’implique en tant qu’allié [7], et je le fais sur le seul plan qui vaille politiquement, celui de l’activité et des coopérations, et certainement pas de la hauteur d’une tribune (serait-elle de colloque ou de journal).

Pascal NICOLAS-Le STRAT, 09 janvier 2022

[1] J’emploie cette notion d’interpellation au sens de Louis Althusser, in Positions (1964-1975), Éditions sociales, 1976.

[2 ] Je reprends cette distinction entre travail institutionnel et travail d’institution à Georges Lapassade et je la discute dans mon ouvrage paru aux éditions du commun en 2016, Le travail du commun, p. 81 et sq. En accès libre en version ePub : https://pnls.fr/cat/livres-numeriques/.

[3] Dans mon ouvrage Une sociologie du travail artistique, 1996. En accès libre sous format ePub : https://pnls.fr/cat/livres-numeriques/.

[4] Mon propos s’inspire de la « sociologie des tentatives » développée par Louis Staritzky.

[5] « Nous sommes la gauche », in Vacarme, 2011/3, n°56, p. 64 à 66. En ligne : https://www.cairn.info/revue-vacarme-2011-3-page-64.htm

[6] Le développement du réseau des Fabriques de sociologie et la création de la revue Agencements. Recherches et pratiques sociales en expérimentation en sont de bons exemples.

[7] En ayant conscience des questions que soulève ce positionnement. Je pense aux discussions au sein des collectifs féministes sur la place des hommes « alliés ».


Commentaires

2 réponses à “Dimanche 09 janvier 2022. Un « faire recherche » alternatif ? Ou plutôt réinstituant ?”

  1. Avatar de Thierry DESHAYES
    Thierry DESHAYES

    Bonjour Pascal,
    Merci pour ce texte interpellant !
    Je remarque depuis ma modeste expérience dans le(s) milieu(x) de la recherche que j’ai rarement rencontré des chercheur.e.s qui se percevaient comme « légitimes » dans l’institution, appartenant à la majorité, etc. Est-ce que l’institution universitaire elle-même n’est pas en train de produire des « minoritaires »… en majorité ? Est-ce que ça n’est pas la forme contemporaine / néolibérale de l’Université ?
    Dans mon champ, les sociolinguistes, y compris les plus conventionnels, se considèrent /minoritaires/minorisés/marginalisés par rapport aux sociologues, par rapport aux linguistes traditionnels tels qu’ils les perçoivent (et que j’ai rarement rencontrés d’ailleurs tant le champ est éclaté là-aussi). Les sociolinguistique « urbains », « critiques », « politiques », « ethnographiques » etc. se considèrent en marge par rapport aux sociolinguistes « conventionnels », les conventionnels qualitatifs par rapport aux quantitativistes, etc.. La revendication de la marge est dominante autour de moi. Mes collègues en psychologie socioculturelle sont dans la même situation. Et une collègue biologiste qui a eu l’audace de se rapprocher timidement des sciences sociales (et pas les plus singulières) vit le même inconfort, tout comme mes collègues en géographie, en analyse du discours, en anthropologie, etc. Je ne fais pas tellement de recherche-action et ce que j’ai expérimenté et appris dans nos approches communes me situent à nouveau en marge par rapport à des collègues en marge de collègues en marge, etc. Et il y a bien sûr les marges en terme de conditions matérielles d’existence qui viennent croiser et conditionner cette situation. Les doctorants veulent leur diplôme (et qu’on leur paye leurs charges de cours, quand iels ont la chance d’en donner) et des débouchées pour payer leur loyer (pendant et après la thèse), les postdocs veulent un poste de MCF (ou une échappatoire à ce bourbier), les MCF un poste de professeur.e, les professeur.e.s veulent des meilleures conditions de travail, etc. Comme l’écrivant F. Lordon, dans le néolibéralisme, l’hôpital devient une institution où il est impossible de soigner, l’école une institution où il est impossible d’enseigner, l’Université une institution où il est impossible de produire de la connaissance, etc.
    Bref, je ne doute pas qu’il y ait des majoritaires complètement à l’aise dans leurs pantoufles à l’Université. Mais qui sont-ils ? Où sont-ils ? Combien sont-ils ? Ne sommes-nous pas majoritaires à nous vivre en marge, en danger, en inconfort à l’Université ? Bien sûr à différents degrés, et à différents égards. La nature de l’Université contemporaine n’interpelle-t-elle pas ses agents en sujets paradoxaux, contradictoires de ce point de vue ? Dans cette conjoncture, la frontière entre eux (normaux, majoritaires) et nous (déviants, minoritaires) existe-t-elle là-dehors ou bien tend-elle à nous traverser, tou.te.s et toutes, à toutes les échelles ? Cet assujettissement contradictoire ne constitue-t-il pas un élément important de l’époque ? Bon je pose des questions rhétoriques pour lesquelles j’ai déjà des réponses (en fait des hypothèses) ! Mais je suis curieux d’en discuter !

  2. Thierry. Bonjour. Je te remercie. Sans doute. Peut-être. Ce qui manque à mon texte, c’est classiquement de venir en situation et d’explorer des situations effectives, afin de faire la part des choses. Sur ce plan, il est faible. Mais, dans d’autres de ces chroniques, je le fais. Oui, certainement l’institution universitaire est fantasmée et l’idéalisation du fantasme provoque inévitablement de la frustration. Mais, là, je me déplace sur un terrain qui ne m’est pas familier. Je suis quelqu’un qui ne hiérarchise jamais les « épreuves ». Donc très bien. Je respecte, et sincèrement, celles que vivent mes collègues. Et ton texte, de manière heureuse, m’inscrit dans le fait majoritaire. Et c’est bien ainsi. Je suis minorisé comme la majorité de mes collègues. Mais, finalement, ma condition importe peu. Celle de mes collègues doctorant.es, dont j’accompagne les travaux, m’importe autrement. Nous en rediscuterons dans 10 ans. Et, possiblement, nous constaterons que les hybrides, les activistes de la recherche-action, les transdisciplinaires (entre art et sciences sociales…) auront réussi à faire leur place dans l’institution-telle-qu’elle existe. Et j’en serai heureux. J’y suis, j’en suis, et j’apprécierai que d’autres puissent en être. Sur ce, je repars travailler en quartier populaire où je ne croise pas beaucoup de mes collègues, en tout cas pour y travailler dans la durée en coopération avec des personnes qui, elles, manifestement sont minorisées, et non pas pour y collecter des données. Et j’en conclus que, sur un plan de méthode, c’est toi qui a raison. Sans hésitation. L’institution n’est pas parlante. La pratique l’est peut-être plus. Là où je suis au boulot, et de la manière dont je le suis, mince alors je me sens parfois un peu seul.

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